

L’obtention d’une terre, le parcours du combattant
Le soutien aux fermiers engagés dans une transition vers l’agroécologie est une priorité pour Agro-Eco (formation, support matériel, appui à la transformation des produits afin d’en tirer des revenus plus élevés…). Mais celle-ci ne peut se réaliser qu’une fois résolue la question de l’accès à la terre dans le contexte d’une réforme agraire complexe. Le soutien des associations aux paysans est alors crucial.
Comme dans beaucoup de pays du sud, les terres philippines sont concentrées entre les mains de grandes familles qui possèdent des milliers d’hectares qu’ils louent (cher) à des paysans (pauvres) qui les exploitent (sans gagner d’argent). De plus, ces grandes familles sont aussi des dynasties politiques : elles contrôlent toute la vie locale et siègent en général jusqu’au Parlement pour défendre leurs intérêts. En Asie du Sud-Est, c’est aux Philippines que la répartition des terres est la plus inégalitaire. Depuis 30 ans pourtant, la réforme agraire qui s’achève vise à une redistribution des terres.
Il s’agit en fait d’un rachat de terres par les métayers qui les exploitent (via des compensations de l’État). L’objectif était d’environ 10 millions d’hectares à redistribuer.
Mutualiser les actions en justice
Il est incontestable que cette réforme a permis à des centaines de milliers de paysans d’obtenir un lopin de terre. Ceux-ci ont pu acquérir la petite parcelle (généralement, un hectare) leur permettant de subvenir à leurs besoins, d’éventuellement en tirer quelque revenu et de faire leurs propres choix agricoles. Toutefois, derrière cette vision optimiste, les choses sont beaucoup plus complexes : les procédures durent des années, les paysans subissent souvent harcèlements, violences, voire assassinats.
Dans la région de Lala, sur l’île de Mindanao, l’association DKMP assume toute la dimension de soutien aux paysans dans la production biologique (semences, fertilisants…) mais, dit Mary Joy Villagomez, sa responsable, « la réforme agraire est bel et bien le problème numéro un, celui qui conditionne tous les autres. Notre principale activité consiste donc à assister les paysans dans ces procédures qui s’achèvent souvent devant la Cour suprême puisque les propriétaires savent qu’à force de faire appel, ils feront en sorte que les paysans ne puissent plus payer. C’est la raison pour laquelle nous leur venons en aide car seule la mutualisation des dossiers permet de l’emporter. Et encore, même dans ce cas-là, ils sont nombreux à finir par se désister. »
Sept ans de souffrances et de harcèlement
À Pulang Yuta, Cornelio Siangco et sa fille Jane respirent enfin : en 2008, la famille propriétaire des terres qu’ils exploitaient depuis 15 ans a décidé de récupérer ses terres et les a expulsés. « Nous étions une quinzaine de familles dans la même situation, racontent-ils. Nous avons été harcelés, nous avons eu peur mais l’aide de DKMP a été décisive pour obtenir une réinstallation ailleurs six ans plus tard. Les choses ont été tellement graves dans ce coin-ci que la coordinatrice de DKMP-Lanao, Venecia Natinga, a été assassinée en 1994. Le seul témoin a changé sa déposition en faveur des propriétaires qui étaient suspectés et le dossier a été classé sans suite. Cela vous explique pourquoi la plupart des paysans renoncent aux procédures avant la fin. »
Cornelio et Jane ont finalement récupéré 0,8 ha en montagne. À partir de 2015, ils ont commencé à nettoyer les terres, à diversifier les sources de revenus de la ferme : « Grâce à la diversification de nos exploitations et de nos revenus, dit Jane Siangco, je ne dois quasiment plus rien acheter à part le sel, le sucre et le poisson. Nous avons tout le reste puisque nous le produisons. Mais les gens qui font le choix de l’agriculture ne sont pas des jeunes car ils doivent acheter des terres et c’est très dur ! »
Nataniel, persécuté par son propriétaire
Depuis six ans, Nataniel Fernandez est persécuté par le propriétaire de la parcelle qu’il cultive, à San Luis, dans la province du Lanao du Nord. Celui-ci le menace d’expulsion pour vendre sa terre, en prétextant tantôt que la terre n’est cultivée par personne, tantôt que le locataire ne paie pas de loyer. Une milice privée a été engagée afin d’intimider Nataniel et sa famille et pour leur empêcher l’accès à la terre. Nataniel a alors fait appel au soutien de DKMP afin de l’aider à conserver sa parcelle. Une occupation collective de la terre a été organisée, sollicitant les membres d’autres organisations paysannes, l’assistance du maire et la protection de la police.
« Nous constituons des barricades humaines et des camps d’occupation de la terre pour bien montrer que ces terres ne sont pas abandonnées et qu’elles sont essentielles à la vie des paysans ! Au début, la police et la municipalité hésitaient à nous soutenir, puis on leur a montré l’article de loi qui les oblige à nous protéger et avons rappelé que nous avions averti les médias pour parler de l’affaire. Alors, ils se sont impliqués, même si la police reste à distance. La municipalité nous a prêté des tracteurs pour l’occupation du terrain », explique la coordinatrice de DKMP. « Nous restons à plusieurs pour la nuit dans le campement. Les femmes sont souvent sollicitées pour garder les camps car les gardes privés du propriétaire n’osent pas attaquer les femmes. Associer les organisations paysannes musulmanes est aussi une stratégie efficace car les leaders musulmans sont souvent redoutés. » Cette mobilisation a eu pour effet de montrer que les paysans n’étaient pas seuls et qu’ils pouvaient compter sur le soutien de leur communauté.
DKMP a déposé plainte pour expulsion illégale. L’affaire suit son cours.