Dessin : un pecheur de peau noir dans son bateau sur l'océan pollué par l'extraction de pétrol dit "Mais c'est quoi ce carnage". Un homme de peau blanche pointe sur des tonneaux avec inscription Dette et Intérêts répond "C'est pour rembourser votre dette !"
dessin par Titom | licence CC BY-NC-ND 2.0 BE Deed
Cartes blanches

Annuler les dettes pour assurer la justice climatique

Une opinion de Renaud Vivien (Entraide et Fraternité), d’Aurore Guieu (OXFAM Belgique), et de Pablo Laixhay (CADTM Belgique)

Alors qu’un nombre croissant de pays du Sud global est plongé dans une crise de la dette d’une ampleur inégalée, aucun engagement d’annulation de dettes n’a été pris pendant la COP28. La Belgique a les moyens de rectifier le tir en plaidant pendant sa présidence de l’Union européenne pour une réglementation européenne inspirée de sa loi sur les fonds vautours.

Selon l’ONU, 54 pays, abritant plus de la moitié de la population vivant dans l’extrême pauvreté, sont déjà en crise de la dette. Ce surendettement résulte principalement de la pandémie, de la guerre en Ukraine, de la hausse des taux d’intérêt décidée unilatéralement par les banques centrales des pays du Nord, mais également des catastrophes climatiques.

La liste de pays en détresse financière risque encore de s’allonger vu les orientations prises pendant la COP28 excluant tout allègement de la dette. Pourtant, le paiement de la dette est un obstacle majeur à la satisfaction des besoins humains fondamentaux et à la lutte contre le changement climatique. Le service de la dette des pays du Sud global, c’est-à-dire le remboursement annuel du capital et des intérêts, absorbe en moyenne 30% de leurs dépenses publiques. Cela représente 2,5 fois les dépenses en éducation, 4 fois les dépenses en santé, et plus de 12 fois les dépenses liées à l’adaptation au changement climatique.

Des tentatives de diversion

Face à cette crise de la dette, l’ONU appelle les pouvoirs publics à prendre des mesures ambitieuses et rapides d’annulations de dettes qui mettent à contribution tous les créanciers aussi bien publics que privés. Le jour de l’ouverture de la COP28, 550 universitaires et organisations de la société civile du Sud et du Nord ont aussi appelé à annuler les dettes pour assurer la justice climatique.

Un appel qui n’a manifestement pas été entendu par les dirigeant(e)s qui préfèrent des fausses solutions basées sur d’hypothétiques suspensions provisoires de remboursement en cas de catastrophe climatique et des “échanges de dette contre nature” qui ne portent que sur des montants limités et risquent d’entraîner pour les pays débiteurs une perte importante de leur souveraineté. Autant de manœuvres destinées à faire diversion pour éviter des annulations ambitieuses de dette ainsi qu’une réforme en profondeur de l’architecture financière internationale.

Pire encore, les engagements pris à la COP28 ouvrent la voie à de nouveaux prêts à des pays déjà surendettés, même dans les cas où il s’agit d’indemnisations versées par le fonds mondial “pertes et préjudices” pour réparer les dommages économiques causés par le dérèglement climatique. Soulignons que 71% des financements climatiques étaient des prêts en 2020. Considérant la dette écologique colossale des pays industrialisés envers le Sud global, l’intégralité des financements climatiques devrait pourtant logiquement prendre la forme de dons.

Autre incohérence : ce fonds “pertes et préjudices” sera abrité par la Banque mondiale pendant quatre ans, malgré l’opposition initiale des pays du Sud vu la gouvernance de la Banque mondiale très largement dominée par les États occidentaux. Cette décision est d’autant plus contestable que la Banque mondiale continue d’investir dans les énergies fossiles et n’a pas l’intention de s’arrêter, comme l’a déclaré son président en octobre lors des dernières assemblées annuelles du FMI et de la Banque mondiale.

Les conséquences du refus d’alléger les dettes sont nombreuses

En refusant de mettre l’annulation des dettes au cœur de la justice sociale et climatique, les dirigeant(e)s à la COP28 condamnent les générations présentes et futures à trois niveaux. Premièrement, ils les condamnent à l’austérité dans la mesure où le niveau élevé d’endettement est instrumentalisé, comme au sein de l’UE, pour justifier les coupes dans les dépenses sociales.

Deuxièmement, ils accélèrent le dérèglement climatique. En effet, pour pouvoir rembourser leur dette, les pays ont besoin de disposer d’une monnaie forte (comme le dollar et l’euro) et doivent, pour l’obtenir, extraire toujours plus leurs ressources naturelles afin de les exporter.

Enfin, le refus d’alléger la dette jette les pays surendettés dans les griffes des “fonds vautours”, ces sociétés privées qui rachètent à très bas prix la dette des États en difficulté à une fraction de sa valeur d’origine, pour ensuite réclamer par la voie judiciaire le paiement à 100%, majoré d’intérêts et de pénalités. Les taux de recouvrement des fonds vautours représentent en moyenne 3 à 20 fois leur investissement, ce qui équivaut à des rendements de 300% à 2000% !

La Belgique ne peut rester sans rien faire

La Belgique devrait suivre les appels de l’ONU et de la société civile en plaidant sur la scène internationale pour des annulations de dettes qui ne soient pas conditionnées à des mesures d’austérité telles que prescrites, encore en 2023, par le Fonds monétaire international.

Pour y parvenir, la Belgique dispose d’importants leviers politiques et devrait profiter de sa présidence de l’UE pendant le 1er semestre 2024 pour internationaliser sa loi contre les fonds vautours. Adoptée en 2015, cette loi pionnière au niveau mondial fut saluée par l’ONU et l’Union européenne. La Commission européenne a même commandité une étude pour voir les possibilités d’élaborer une réglementation européenne en s’inspirant de la loi belge.

La Belgique devrait poursuivre ce travail pour concrétiser le plus rapidement possible une réglementation européenne dont le but serait d’empêcher tout créancier (dont les fonds vautours) qui ne coopère pas aux allègements de dette d’obtenir davantage que ceux qui participent à ces allègements.

Une telle réglementation, qui n’aurait aucun impact budgétaire négatif sur les États européens, permettrait à la fois de protéger les populations de ces États, d’assurer l’égalité entre les créanciers, et d’éviter que l’aide publique au développement financée par nos impôts serve au remboursement des créanciers non coopératifs au lieu d’améliorer les conditions de vie des populations locales. Rappelons que les banques et les fonds d’investissement privés possèdent plus de la moitié des dettes du Sud, mais qu’ils refusent de contribuer à la même hauteur que les États aux allègements de dette.

Parue dans La Libre Belgique le 27/12/2023