Le 26 mai, la justice néerlandaise a condamné la multinationale Shell à réduire ses émissions de gaz à effet de serre de 45% d’ici 2030, par rapport au niveau de 2019. Quelques semaines plus tard, c’est au tour d’un État, la Belgique, à être condamné. Le 17 juin, le tribunal de première instance de Bruxelles a jugé que l’État fédéral et les trois régions, en s’abstenant de prendre les mesures nécessaires pour prévenir les effets du changement climatique, commettaient à la fois une faute et une violation de la Convention européenne des droits de l’homme, qui protège notamment le droit à la vie. Se basant sur la science climatique, les juges ont considéré qu’« il n’est plus permis de douter de l’existence d’une menace réelle de changement climatique dangereux ayant un effet néfaste direct sur la vie quotidienne des génération actuelle et future des habitants de la Belgique ».
Dans ces deux procès, l’affaire n’est pas encore terminée. Des procédures en appel sont déjà annoncées et surtout, il faudra traduire les jugements par des mesures politiques notamment dans le secteur énergétique. C’est là que réside le problème puisque toute action dans ce domaine se heurte sur un obstacle de taille : le Traité sur la charte de l’énergie (TCE).
Le TCE est incompatible avec les engagements climatiques des Etats
À l’origine, cet accord international signé en 1994, avait pour objectif de sécuriser l’approvisionnement énergétique de l’Europe occidentale suite à la fin de la Guerre froide en protégeant les investissements de ses entreprises dans les énergies fossiles (pétrole, gaz, charbon). Or, la donne a radicalement changé depuis sa signature, avec les nouveaux engagements climatiques pris par les pouvoirs publics si bien que le TCE, qui compte 55 parties dont l’Union européenne (UE) et ses Etats membres (à l’exception de l’Italie), apparait aujourd’hui totalement incompatible avec la mise en place de politiques de transition écologique et sociale.
Comment le TCE protège-il l’industrie fossile ?
Le TCE offre à l’industrie fossile un permis de polluer puisqu’il lui donne le droit d’attaquer les États devant des arbitres privés si des mesures d’intérêt public (comme la lutte contre le réchauffement climatique) risquent de faire baisser ses profits. C’est ce qui arrive actuellement aux Pays-Bas, attaqués par deux multinationales, après que le Parlement ait adopté une loi prévoyant la suppression progressive des centrales électriques au charbon d’ici à 2030. L’entreprise RWE, qui a son siège en Allemagne, réclame à l’Etat (donc aux contribuables hollandais) 1,4 milliards d’euros pour soi-disant « compenser » les bénéfices hypothétiques qu’elle espérait tirer de ses investissements, y compris ceux réalisés en 2015 (avec la mise en service d’une nouvelle centrale à charbon), soit la même année que l’Accord de Paris sur le climat. Comble de l’ironie, cette loi litigieuse avait été prise pour se conformer à autre décision de justice hollandaise appelée « Urgenda » qui avait condamné les Pays-Bas en 2019 à réduire ses émissions.
L’arme préférée des multinationales
Le cas hollandais n’est pas un cas isolé. Le TCE est même l’accord international le plus utilisé par les multinationales devant les arbitres privés avec 136 réclamations connues à ce jour, sans compter les menaces de poursuites. Le succès du TCE auprès des multinationales s’explique justement par la présence dans ce traité d’une clause d’arbitrage qui leur permet de contourner les tribunaux nationaux et de l’UE pour obtenir des compensations financières exorbitantes qu’elles n’auraient pas obtenues devant ces tribunaux ordinaires.
Le champ des décisions politiques qu’elles peuvent remettre en cause devant les arbitres est très vaste : législations interdisant le forage pétrolier, mesures touchant à la fiscalité, aux subventions octroyées à l’industrie des énergies fossiles, à la sortie du nucléaire et du charbon, etc. Une mesure visant à réduire la facture d’électricité pour les ménages précaires ou le simple fait de demander une étude d’impact environnementale peuvent également être attaqués grâce au TCE.
Pour garder cette arme de pression sur les Etats, les entreprises investissant dans les énergies fossiles font un lobbying intense auprès des responsables politiques et du Secrétariat du TCE basé en Bruxelles, y compris pour étendre le TCE aux pays du Sud. Shell fait même partie du groupe consultatif de l’industrie du TCE.
**
Et la Belgique ?
Aussi longtemps qu’elle restera dans le carcan du TCE, la Belgique sera face à un dilemme insoluble. Soit elle s’abstient de prendre les mesures nécessaires pour réaliser la transition énergétique violant ainsi ses obligations juridiques en matière de climat et la décision du tribunal bruxellois, soit elle prend ces mesures mais s’expose alors à des représailles juridiques par les entreprises sur base du TCE.
Fort heureusement, toute entrée dans le TCE n’est pas définitive d’autant qu’il n’y rien à gagner en restant dans ce traité aussi bien en terme économique que de création d’emplois. Il n’y a, en effet, aucune preuve empirique qu’une telle protection des investissements privés augmente les investissements directs étrangers .
Pour l’instant, la Belgique s’enlise dans la renégociation de ce traité. Son but est de “moderniser” le TCE en le rendant compatible avec l’Accord de Paris, sauf que cet objectif ne peut objectivement pas être atteint. D’une part, la suppression de clause d’arbitrage ne figure pas sur la table des négociations et d’autre part, même les demandes les moins ambitieuses ont peu de chance d’aboutir en raison de la règle de l’unanimité qui requiert l’accord des 55 parties pour modifier le traité. En clair, il suffit qu’un seul Etat refuse une proposition d’amendement pour quelle celle-ci soit bloquée. Ces négociations sont donc dans l’impasse.
Interrogée en juin à l’Assemblée nationale au sujet du TCE, la ministre française de la transition écologique s’est rendue à cette évidence en déclarant, après déjà cinq cycles de négociation infructueux, que le « processus de modernisation du Traité ne semble pas être en bonne voie » et « ne pourra produire d’avancées réelles avant de nombreuses années dans le meilleur des cas ». Sauf qu’il y a urgence à agir contre le réchauffement climatique.
Rejoignant enfin les appels des scientifiques, de la société civile et des parlementaires, les gouvernements français et espagnol plaident aujourd’hui, à la veille d’un nouveau cycle de négociation qui se tiendra le 6 juillet, pour que la sortie de l’UE et des Etats membres du TCE soit sérieusement examinée.
Il est temps que la Belgique change elle aussi de stratégie et rejoigne dès maintenant ce mouvement pour la sortie du TCE. Celui lui permettrait de se concentrer sur des mesures de transition écologiques ambitieuses et créatrice d’emplois, à l’abri de toute attaque devant des tribunaux d’arbitrages opaques, partiaux et coûteux.
Carte blanche parue dans Le Soir