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Cartes blanches

Sortir du TCE pour faire face à l’urgence climatique

Carte blanche par Isabelle Franck, chargée d’analyses à Entraide et Fraternité; Renaud Vivien, coordinateur du Service politique d’Entraide et Fraternité; Sophie Wintgens, chargée de recherche sur le commerce international au CNCD-11.11.11

Les tribunaux d’arbitrage du TCE sont au-dessus des législations nationales, des droits humains ainsi que des autres traités internationaux, comme l’Accord de Paris sur le climat. Il faut mettre un terme à cette situation ubuesque.

Le Traité sur la Charte de l’Energie (TCE) suscite toujours autant la controverse.

À la fin de cet été catastrophique où sécheresses, incendies et inondations ont occupé le devant de l’actualité, on est en droit d’espérer que des décisions globales et concrètes soient prises rapidement. Prendre des mesures pour limiter dès maintenant notre dépendance aux énergies fossiles constitue évidemment la priorité face à l’urgence climatique et sociale. Le problème est qu’il existe un traité international, aussi discret que nocif, qui fait obstacle à l’action climatique des États, comme le souligne d’ailleurs le dernier rapport du GIEC. Son nom : TCE ou Traité sur la charte de l’énergie.

Dernier exemple en date : en août, l’Italie a été condamnée à payer à la multinationale Rockhopper 190 millions d’euros, sans compter les pénalités et les frais de justice. En cause : un projet de plateforme pétrolière à proximité des côtes de la région des Abruzzes. Suite à la mobilisation des populations concernées, l’État avait proclamé un moratoire sur tous les projets pétroliers à moins de 18km des côtes italiennes, rendant illégal le projet de Rockhopper. C’est cette décision de l’État italien qui a provoqué la plainte en arbitrage sur la base du TCE et qui a permis à l’entreprise d’empocher plus de neuf fois sa mise de départ ! Ce n’est pas tout. Se félicitant de cette décision d’arbitrage, les dirigeants de Rockhopper ont déjà annoncé qu’ils utiliseraient cet argent pour mener des explorations supplémentaires autour de ses champs de pétrole près des Îles Malouines – cela aux frais, donc, des contribuables italiens.

Au-dessus des lois

Cette situation ubuesque s’explique par le fait que les tribunaux d’arbitrage du TCE sont au-dessus des législations nationales, des droits humains ainsi que des autres traités internationaux, comme l’Accord de Paris sur le climat.

L’exemple italien – parmi tant d’autres – montre que le TCE, né dans les années 90 pour sécuriser l’accès de l’Occident à l’énergie suite à la chute du mur de Berlin, est un traité d’un autre âge, incompatible avec l’urgence actuelle et les engagements internationaux comme l’Accord de Paris ou le Green Deal européen.

L’incompatibilité est tellement flagrante que, pendant plus de deux ans, le TCE a fait l’objet d’une renégociation entre les États membres avec l’objectif annoncé de le « moderniser » pour qu’il soit en ligne avec les engagements climatiques des États.

Ces négociations se sont achevées en juin dernier avec un nouveau texte qui sera peut-être adopté le 22 novembre, lors de la conférence annuelle des parties prenantes du traité.

Une modernisation cosmétique

Disons-le d’emblée : le nouvel accord reste incompatible avec l’urgence climatique. Quelles sont ses principales avancées insuffisantes ?

Un « mécanisme de flexibilité » qui donne la possibilité aux pays qui le veulent de mettre fin, sur leur territoire, à la protection des investissements dans les combustibles fossiles. Non seulement ce mécanisme n’est pas contraignant mais en plus il est prévu qu’il n’entre en vigueur que dix ans après la ratification du TCE « modernisé » par les trois quarts des 53 parties prenantes du TCE. Sachant que ce processus de ratification a pris 12 ans la dernière fois que le TCE a été modifié, il ne faut pas être grand clerc pour affirmer que cette nouvelle version du TCE est en décalage total avec l’urgence climatique mais aussi sociale, puisque des mesures de régulation du prix de l’énergie peuvent également être attaquées sur la base du TCE.

La deuxième « avancée » concerne le mécanisme d’arbitrage privé. Celui-ci deviendrait plus transparent puisque les affaires ne seraient plus traitées à huis clos. La nouvelle version du TCE prévoit aussi qu’à terme, les entreprises installées dans l’UE ne pourront plus utiliser le système d’arbitrage pour attaquer un État européen. Ces modifications ne permettent toutefois pas de rendre l’arbitrage acceptable, pour au moins deux raisons : primo, une entreprise européenne pourra toujours utiliser une filiale située en dehors de l’UE pour attaquer les États européens. Secundo, les entreprises basées dans l’UE pourront toujours attaquer les États qui ne sont pas membres de l’UE. Avec le traité « modernisé », les multinationales comme Rockhopper ont donc encore de belles années devant elles.

Un traité inutile

Le TCE n’est pas nécessaire à la sécurité d’approvisionnement. Les principaux pays fournisseurs d’énergie fossile de l’UE ne sont, en effet, pas liés par le TCE. Les investissements nécessaires dans les énergies renouvelables ne dépendent pas non plus de la présence d’une clause d’arbitrage dans le TCE, comme dans tout autre accord de commerce et d’investissement. On voit enfin très bien aujourd’hui que le fait d’être partie prenante du TCE n’a aucun effet sur la stabilité des prix de l’énergie.

La Belgique peut agir

La Belgique devra se prononcer sur cette version modernisée du TCE dans les prochaines semaines au Conseil européen. Si le gouvernement veut encore sauver les objectifs européens de réduction des émissions de gaz à effet de serre, il n’a d’autre choix que de refuser ce nouvel accord et de planifier la sortie prochaine du TCE coordonnée avec les autres Etats membres de l’UE, en prenant soin de désactiver la clause de survie via un accord inter se. Cette clause indique qu’un pays peut encore être attaqué devant un tribunal d’arbitrage pendant 20 ans après sa sortie du TCE ! C’est en vertu de cette clause que l’Italie, qui est sortie du TCE en 2016, vient d’être condamnée.

Heureusement, les pistes juridiques pour désactiver la clause de survie existent et figurent notamment dans un rapport du Parlement européen publié en janvier. Ne manque donc que la volonté politique pour se libérer du carcan du TCE et construire un pacte énergétique débarrassé de ses pires oripeaux que sont l’arbitrage et la protection des énergies fossiles.

Plusieurs pays comme l’Espagne, les Pays-Bas, la Pologne, l’Allemagne ou encore la France ont récemment plaidé pour une sortie coordonnée du TCE. C’est le moment pour la Belgique de les rejoindre.

Parue dans Le Soir le 13/09/2022

# Politiques européennes # Traité sur la Charte de l’Énergie