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Analyses

Accord UE-Mercosur – à nouveau sur la table … toujours imbuvable !

par Francesca Monteverdi
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Le processus de négociations de l’Accord de commerce UE-Mercosur1Le Mercosur est le marché commun sud-américain et regroupe l’Argentine, le Brésil, le Paraguay et l’Uruguay. a été récemment relancé dans le but d’arriver à une signature dans les prochains mois. Pour l’UE, il s’agit notamment de relancer ses partenariats commerciaux et de diminuer sa dépendance vis-à-vis de la Russie.  Du côté sud-américain, cet accord permettrait au Brésil post-Bolsonaro de redorer son image internationale et d’apparaître comme un partenaire commercial fiable.

Or, très loin de protéger les droits humains, cet accord met la planète en danger et perpétue de vieilles logiques commerciales qui ne profitent qu’aux acteurs de l’agro-industrie.

Cette analyse détaille pourquoi, malgré le règlement européen sur les produits issus de la déforestation et l’instrument additionnel proposé par la Commission européenne, l’accord UE-Mercosur reste un danger pour les droits humains et la protection de notre milieu de vie.

L’enjeu est de taille : au total, 780 millions de consommateurs et consommatrices sont concerné∙es. En Europe, l’accord avec le Mercosur permettrait de doper les industries automobile, chimique et pharmaceutique ; tandis que les pays du Mercosur verraient augmenter substantiellement leurs exportations de produits agricoles et miniers.

Rétroactes : après 20 ans de négociations, en 2019, l’accord était sur le point d’être signé. La signature a été empêchée par plusieurs gouvernements et par la société civile, inquiets de l’aggravation de la déforestation et des violations des droits humains que provoquerait la libéralisation accrue du commerce du soja, de la viande de bœuf et de l’éthanol.

Les négociations ont repris discrètement ces derniers mois en vue d’aboutir à un accord lors du sommet UE-CELAC2Communauté d’États latino-américains et Caraïbes. qui se tiendra à Bruxelles en juillet. Le 19 avril 2023 à Buenos Aires (Argentine) aurait dû avoir lieu le deuxième round de négociations du traité. La réunion a finalement été annulée, à la demande des représentants du Mercosur : les pays du marché commun sud-américain souhaitent prendre le temps d’examiner l’instrument additionnel (ou déclaration interprétative) proposé par la Commission européenne et d’élaborer leur propre texte.

Pour répondre aux critiques dont l’accord fait l’objet, la Commission européenne a en effet présenté aux gouvernements européens, en février 2023, une déclaration interprétative, un addendum au traité – le contenu du traité restant par ailleurs inchangé. Les sociétés civiles européennes et brésilienne, exclues des négociations, dénoncent un manque de transparence et restent critiques par rapport à cet addendum – dont le contenu a ‘fuité’3LEAK-joint-instrument-EU-Mercosur.pdf (friendsoftheearth.eu). Il ne prévoit en effet pas de sanctions et revêt donc une valeur juridique très faible. De plus, il ne fait aucune allusion aux aspects agricoles de l’accord.

Incompatible avec l’Accord de Paris et les engagements « zéro déforestation »

Le Brésil est le premier exportateur de denrées alimentaires vers l’UE, dont le soja qui est majoritairement utilisé pour nourrir le bétail européen, mais aussi pour produire des agrocarburants. La mise en œuvre de l’Accord UE-Mercosur entraînerait une hausse des importations et de la consommation des produits issus de la déforestation, augmentant ainsi de manière significative les émissions de gaz à effet de serre (GES) de l’UE.

Et le récent Règlement européen contre la déforestation importée4https://www.europarl.europa.eu/doceo/document/TA-9-2023-0109_FR.html ne permettra pas de résoudre le problème :

Pantanal bresil
Source : www.ibge.gov.br

Tout d’abord, la définition de « forêt » y est incomplète. Elle n’inclut pas des écosystèmes essentiels pour la préservation de la biodiversité, comme la savane du Cerrado (plus de 25% du territoire brésilien, qui abrite environ 5% de la biodiversité mondiale) ou le Pantanal (voir illustration ci-joint). Pourtant, c’est dans le Cerrado que se concentre la production brésilienne de soja, qui est aussi utilisé par les élevages intensifs en Europe. Le soja est cultivé en monoculture et demande beaucoup d’espace, ce qui en fait l’une des principales sources de déforestation5Près de 60% des importations européennes à risque de déforestation concernent le soja, principalement cultivé dans les savanes comme le Cerrado : https://www.veblen-institute.org/Deforestation-importee-un-texte-historique-dont-la-portee-reste-a-eprouver. La destruction de l’environnement du Cerrado réduit le flux d’eau vers les bassins hydrographiques, ce qui a un impact sur la préservation d’autres écosystèmes comme l’Amazonie et le Pantanal6Le Cerrado alimente huit des douze principaux bassins fluviaux du pays, irriguant 40% du territoire national : https://www.worldwildlife.org/places/cerrado. Ensuite, la liste des produits couverts par le règlement est incomplète : la volaille, le sucre, l’éthanol et les produits miniers n’y figurent pas. Or,l’Accord UE-Mercosur prévoit pour l’éthanol des quotas d’exportation supplémentaires de 650 000 tonnes par an, un volume six fois supérieur aux volumes actuels. Ces quotas vont favoriser une expansion de la culture de la canne à sucre – dont la production est source de déforestation -, la matière première la plus utilisée dans la production d’éthanol en Amérique du sud7https://www.amisdelaterre.org/bresil-deforestation-due-aux-bovins-a-la-canne-a-sucre-et-au-soja/. Elle ne figure pas parmi les produits couverts par le Règlement « zéro déforestation ». C’est aussi le cas de la volaille (nourrie principalement de produits à base de soja), dont l’Accord UE-Mercosur prévoit une augmentation de 180 000 tonnes exportées par an.

Le système de traçabilité des produits, quant à lui, n’est pas fiable : l’évaluation du risque de déforestation n’est pas assez précise (elle concerne parfois le pays en général) et les actes de falsification des titres de propriété foncière – « grilagem » – et de certifications environnementales sont nombreux au Brésil8Selon une étude du WWF Brésil, 94 % de la déforestation dans la région de MATOPIBA est liée à des actions illégales : https://agroefogo.org.br/dossie/politica-socioambiental-entre-o-desmantelamento-e-a-retomada-desafios-a-vista/.

Enfin, le règlement ne prévoit pas de mécanisme de sanction unique et obligatoire mais se limite à déléguer aux États membres de l’UE la responsabilité de sanctionner les entreprises qui sont responsables de violation des droits humains, laissant la place à des disparités entre pays. Ce point est important car le chapitre sur le commerce et le développement durable (TSD) de l’Accord EU-Mercosur n’as pas de valeur juridiquement contraignante. Cela ne permet donc pas non plus de garantir que les entreprises qui commettraient des violations graves des droits humains seront sanctionnées. 

Des esclaves pour faire rouler nos voitures

Depuis 2019, le Brésil fait partie des dix pires pays au monde en termes de respect des droits du travail9https://files.mutualcdn.com/ituc/files/2022-ITUC-Rights-Index-Exec-Summ-FR.pdf. La culture de canne à sucre pour la production de bioéthanol10À ce terme généralement utilisé, il serait plus juste de substituer agro-éthanol, pour éviter la confusion avec l’agriculture biologique – les cultures industrielles de végétaux destinés à la production de carburants n’ayant rien de « biologique »., dont le Brésil est l’un des premiers exportateurs mondiaux, a recours au travail esclave. Goiás, deuxième État brésilien pour l’utilisation du travail forcé, enregistre 365 personnes en conditions de travail esclave au seul premier semestre 2023, majoritairement dans des exploitations de production de canne à sucre11Selon une analyse de la Commission pastorale de la Terre – Goiás, non publiée..

Le Brésil fournit 73 % du bioéthanol consommé en Belgique en 2021 et on le trouve dans nos voitures12https://oxfambelgie.be/sites/default/files/2023-03/FINAL%20A4%20document%20Ethanol%20Brazil%20and%20Peru-ENG-01-2023%20FINAL.pdf : le Plan national sur le climat et l’énergie favorise en effet l’utilisation de bioéthanol pour réduire l’empreinte carbone du transport. Le gouvernement compte encore augmenter la part des agrocarburants dans les transports jusqu’à 13,9% en 2030, malgré un accord gouvernemental qui prévoyait la réduction globale des agrocarburants produits à partir d’aliments.

Un commerce toxique et une concurrence déloyale

L’Accord UE-Mercosur donnerait un accès préférentiel au marché européen à des denrées produites avec des pesticides ou des antibiotiques activateurs de croissance interdits dans l’UE, et selon des règles bien moins strictes en matière de traçabilité et de bien-être animal.

Entre 2018 et 2019, l’UE a exporté vers le Mercosur près de 7 millions de kilos de pesticides dont l’utilisation est interdite sur le territoire de l’UE13https://acrobat.adobe.com/link/review?uri=urn:aaid:scds:US:5587d57e-d34a-4618-95a2-c291d30d47ab#pageNum=3. Ce commerce nuit à la santé des travailleurs et travailleuses qui utilisent ces pesticides, des communauté traditionnelles et paysan∙nes qui voient leurs sources d’eau et leur production agroécologique contaminées, mais aussi des consommateurs et consommatrices européen∙nes qui mangent des produits contenant des résidus chimiques. Au Brésil, environ 30% des pesticides interdits par l’UE sont autorisés et utilisés. Par ailleurs, l’utilisation d’antibiotiques en tant que stimulateurs de croissance est très répandue dans la production de viande bovine. Sans une harmonisation des normes de production entre les deux parties, le traité entraînera la mise en concurrence entre l’agro-industrie brésilienne et l’agriculture européenne, aux dépens de cette dernière.

En outre, l’Accord est en contradiction avec la stratégie « de la ferme à la fourchette » de l’UE, qui a l’ambition de réduire de 50% l’utilisation de produits phytopharmaceutiques dans l’agriculture européenne d’ici à 2030. Ainsi, on interdirait aux agriculteurs belges et européens d’utiliser certains produits toxiques alors que l’agro-industrie brésilienne peut les utiliser et exporter vers l’UE les produits qui en contiennent des résidus.

Le nombre de fermes dans l’UE a fondu d’environ 37% en 15 ans. La libéralisation du commerce contribue à la crise de l’agriculture européenne et du secteur bovin en particulier. L’importation accrue de viande bovine accentuera la concurrence internationale et la pression sur les prix pour les éleveurs européens. Une situation inacceptable d’autant plus que la production européenne (et belge) est aujourd’hui excédentaire.

Ni le Règlement européen sur la déforestation importée, ni l’Accord UE-Mercosur n’agissent sur le mode de production des produits agricoles, alors que le type de production industrielle associé aux produits agricoles concernés par l’Accord est responsable du 67% des émissions GES14Production agricole 67%, Changement d’affectation des terres 29%, Aval & transport 4% : https://grain.org/e/6357. L’inclusion de clauses miroirs15Voir Lora Verheecke, « Plus de conditions pour importer en Europe », analyse, Entraide et Fraternité, 2022 https://entraide.be/publication/analyse-2022-07/ permettrait d’appliquer aux produits importés les mêmes normes de production que dans l’UE. Cela pourrait éviter la concurrence entre l’agro-industrie brésilienne et l’agriculture européenne, les deux étant ainsi assujetties au respect des même mesures environnementales, sanitaires et de bien-être animal. Or, l’Accord UE-Mercosur n’intègre pas ces clauses miroir.

Les accords de libre-échange privilégient le commerce aux dépens de la souveraineté alimentaire des peuples. Poursuivre dans cette logique conduit, à terme, à la disparition des fermes familiales, en Europe comme en Amérique latine. Au Brésil, l’agriculture familiale nourrit 70% de la population mais, vu la politique agricole du ‘tout à l’exportation’, 33 millions de personnes souffrent de la faim. L’Accord UE-Mercosur favorise un mode de production agricole toxique pour la nature, le climat et la santé. Il est encore temps de dire non !

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    Le Mercosur est le marché commun sud-américain et regroupe l’Argentine, le Brésil, le Paraguay et l’Uruguay.
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    Communauté d’États latino-américains et Caraïbes.
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    LEAK-joint-instrument-EU-Mercosur.pdf (friendsoftheearth.eu)
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    https://www.europarl.europa.eu/doceo/document/TA-9-2023-0109_FR.html
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    Près de 60% des importations européennes à risque de déforestation concernent le soja, principalement cultivé dans les savanes comme le Cerrado : https://www.veblen-institute.org/Deforestation-importee-un-texte-historique-dont-la-portee-reste-a-eprouver
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    Le Cerrado alimente huit des douze principaux bassins fluviaux du pays, irriguant 40% du territoire national : https://www.worldwildlife.org/places/cerrado
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    https://www.amisdelaterre.org/bresil-deforestation-due-aux-bovins-a-la-canne-a-sucre-et-au-soja/
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    Selon une étude du WWF Brésil, 94 % de la déforestation dans la région de MATOPIBA est liée à des actions illégales : https://agroefogo.org.br/dossie/politica-socioambiental-entre-o-desmantelamento-e-a-retomada-desafios-a-vista/
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    https://files.mutualcdn.com/ituc/files/2022-ITUC-Rights-Index-Exec-Summ-FR.pdf
  • 10
    À ce terme généralement utilisé, il serait plus juste de substituer agro-éthanol, pour éviter la confusion avec l’agriculture biologique – les cultures industrielles de végétaux destinés à la production de carburants n’ayant rien de « biologique ».
  • 11
    Selon une analyse de la Commission pastorale de la Terre – Goiás, non publiée.
  • 12
    https://oxfambelgie.be/sites/default/files/2023-03/FINAL%20A4%20document%20Ethanol%20Brazil%20and%20Peru-ENG-01-2023%20FINAL.pdf
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    https://acrobat.adobe.com/link/review?uri=urn:aaid:scds:US:5587d57e-d34a-4618-95a2-c291d30d47ab#pageNum=3
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    Production agricole 67%, Changement d’affectation des terres 29%, Aval & transport 4% : https://grain.org/e/6357
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    Voir Lora Verheecke, « Plus de conditions pour importer en Europe », analyse, Entraide et Fraternité, 2022 https://entraide.be/publication/analyse-2022-07/