Une femme de dos, un bras levé avec le poing fermé. Elle porte une casquette rouge avec les lettres MST.
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Analyses

Quand les femmes s’émancipent, toute la société avance !

par Isabelle Franck et Jean-François Lauwens
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Au Brésil, les injustices ne manquent pas. Les forces pour lutter contre elles non plus. Accéder à une terre, y faire valoir ses droits, la cultiver dans le respect de la nature est un vrai défi face à l’agro-industrie et à ses alliés (souvent armés) avides de terres à exploiter. Faire avancer l’égalité entre les femmes et les hommes dans un pays où machisme et analphabétisme s’allient pour garder les femmes dans une situation subalterne est une lutte pas encore gagnée. Affirmer que toutes les couleurs de peau se valent, quand les noirs sont victimes du racisme de certains blancs et métis… n’est pas encore une évidence tant les mentalités sont imprégnées de racisme. De l’alphabétisation à la lutte pour la terre ou contre le racisme en passant par la politisation des traditions et la créativité : au Brésil comme en Belgique, les femmes se lèvent et utilisent leur « pouvoir d’agir » pour plus de justice et d’égalité.

Le Brésil, géant exportateur de matières premières qui compte sur la scène économique mondiale, est aussi un pays où une grande partie de la population, rurale notamment, vit dans des conditions indignes et doit lutter pour la simple survie. Et dans cette lutte, les femmes n’hésitent pas à s’engager, parfois au péril de leur vie. Dans la tradition des quilombolas (voir encadré), « les femmes avaient un rôle de ‘sages’, soignant les membres de la communauté de manière naturelle, s’occupant des fêtes, de la nourriture, de la transmission des traditions, des chants, des danses », explique Madalena Sacramento Rocha, présidente et fondatrice de l’association des quilombolas d’Extrema1Extrema se trouve sur le territoire d’Iciara, aux confins de l’État de Goiás.. Bref, un rôle reproductif. Mais ça, c’était « jadis ».Aujourd’hui, les communautés rurales, quilombolas ou traditionnelles, sont entrées en résistance contre le rouleau compresseur de l’agro-industrie.

Quilombolas : descendants d’esclaves fugitifs

Le 13 mai 1888, le Brésil abolit formellement l’esclavage. Dans les années 1880, alors que les châtiments corporels sont supprimés pour les esclaves qui seraient repris, les victimes de la traite sont de plus en plus nombreuses à s’échapper des plantations de canne à sucre et de café, des exploitations forestières et des mines d’or. Ces évasions massives vont donner lieu à la création des « quilombos », qui signifient simplement « refuge », « endroit caché » dans une langue bantoue d’Angola. Les quilombolas sont donc ces descendants, métis ou noirs, d’esclaves qui ont trouvé refuge dans des zones reculées du pays, dans des conditions de misère extrême. On estime à 3500 le nombre de communautés quilombolas dans tout le pays.

Aujourd’hui, ce rôle culturel des femmes qui dansaient toute la nuit lors des fêtes religieuses prend une autre dimension. On ne perpétue plus la tradition seulement pour elle-même : « Aujourd’hui, continue Madalena, arrière-petite fille du fondateur de sa communauté d’Extrema, on danse pour faire de la résistance, pour montrer que nous avons une place à part entière sur ce territoire et que les traditions doivent continuer. On avance, on sort de ce contexte religieux qui, pendant longtemps, a empêché les femmes d’être prises en considération. Avant, quand une femme noire dansait, il y avait des propos déplaisants, on la traitait de sorcière. Aujourd’hui, on voit cela comme de la culture : la façon de regarder les femmes a changé.  On a lutté pour faire changer ce regard qui disait que la femme devait s’occuper de la maison, servir les hommes, soigner la famille. » Madalena est un bel exemple de ce changement : contraire-ment à ses 9 frères, qui n’ont aucun diplôme, elle prépare un doctorat universitaire et elle préside l’association des quilombolas d’Extrema. 

Carte des régions du Brésil

Maria Moreira, responsable du secteur ‘production’ du MST (Mouvement des travailleurs ruraux sans terre) pour l’État de Goiás, souligne quant à elle les changements intervenus dans le mouvement suite à ce travail d’émancipation des femmes : « La majorité de la direction chez nous est composée de femmes. Nous les encourageons à prendre la tête des structures. Mettre les femmes en avant et montrer leur importance, c’est une forme de résistance. En 7 ans, je peux dire que je suis devenue quelqu’un d’autre au MST, je suis devenue une femme respectée, autonome, émancipée. » Une émancipation et un pouvoir d’agir qui ont un prix, dans le contexte brésilien : leader de sa communauté rurale, Maria est menacée de mort et doit se cacher hors de chez elle.

Au-delà de ce rôle de culture résistante, les femmes des communautés paysannes résistent aussi au machisme encore ambiant et aux violences dont elles sont encore trop souvent victimes. Maria Moreira, explique : « On a beaucoup travaillé la question des féminicides, de la violence conjugale, le fait que parfois les hommes quittent les femmes en les laissant avec les enfants. » Et si, dans ces situations-là, les femmes sont dépendantes des hommes, si elles ne sont pas autonomes, « elles se retrouvent démunies ». « Avant, continue Maria, les femmes produisaient peu, les hommes allaient travailler la terre, les femmes restaient à la maison. Nous avons changé cela. Les femmes sont automatiquement en meilleure position dans la communauté. »

Le MST : cultiver, c’est résister

Le Mouvement des paysans sans-terre, né il y a près de 40 ans, rassemble des centaines de milliers de familles et est l’un des plus importants mouvements sociaux en Amérique latine. Ces familles ont occupé et cultivé des terres laissées en friche par leurs propriétaires, s’appuyant sur la Constitution de 1988 qui affirme que l’État peut s’approprier, avec une finalité sociale, des terres qui ne remplissent pas leur « fonction sociale ». Le Mouvement lutte pour la reconnaissance légale de ces « acampamentos », ces campements .

maria moria
Maria Moreira est menacée de mort pour son engagement en faveur du droit à la terre.

Maria Moreira explique ainsi le travail du MST : « Nous soutenons les luttes des communautés. Nous voulons conquérir ces terres qui nous ont été attribuées puis reprises par Bolsonaro, pas juste pour les posséder mais pour les cultiver. C’est notre raison d’être. Produire, c’est résister puisque nous montrons qu’on peut le faire sans passer par l’agrobusiness et en rendant service à la communauté : on vend nos produits au marché ou on les donne dans les quartiers pauvres. Notre vraie lutte, c’est de parvenir à produire nos moyens de subsistance et d’en générer des revenus. L’égalité des droits est un combat central, au-delà de la lutte pour la terre : la terre est une chose, la cultiver dans le respect, la dignité, en la valorisant, en ayant à manger tous les jours grâce à notre production, c’est cela notre lutte. »

Ce travail d’émancipation « passe par des formations : on apprend aux femmes à ne pas accepter les agressions. On leur explique que la violence, conjugale par exemple, cela peut être une violence verbale ou psychologique. La plupart d’entre elles ignorent qu’il s’agit d’agressions. On leur fait aussi comprendre l’importance d’avoir leur propre revenu : si elles gagnent de l’argent, elles peuvent acheter ce qu’elles veulent sans demander au mari, c’est de l’autonomisation. Mais ce n’est pas facile car, malgré tout, nombre de femmes ont les réflexes d’un fonctionnement patriarcal. Ce n’est plus le cas dans nos communautés parce que nous avons fait un boulot énorme avec ces femmes. »

Et les résultats de ce travail sont visibles : les femmes occupent les lieux de responsabilités. « Nous travaillons avec plusieurs collectivités où nous avons soutenu les femmes, notamment en les encourageant à prendre la tête des structures. Au MST comme au campement Dom Balduino, les coordinatrices sont très majoritairement des femmes. Mettre les femmes en avant et montrer leur importance, c’est une forme de résistance », affirme encore Maria.  Et une communauté où les femmes ont plus de pouvoir (dans le sens de « puissance d’agir »)et luttent aux côtés des hommes est une communauté plus forte face aux menaces de l’agro-industrie.

Lorsqu’elles ont eu l’occasion de se former, de prendre confiance en elles et de se mettre ensemble, ces femmes brésiliennes s’attachent à lutter contre une autre injustice : le racisme. Chez les quilombolas d’Extrema, la poupée Catarina est devenue le symbole ces luttes pour l’égalité : « Nous sommes un groupe de 14 femmes, qui créons nos propres revenus en fabriquant ces poupées noires qui racontent notre histoire en rendant hommage à la matriarche de notre communauté, Catarina, dit Madalena Sacramento. Nous les vendons sur internet mais nous les utilisons aussi à l’école. Les élèves – et les profs ! – noirs sont victimes du racisme des ‘moins noirs’, les métis. Nous présentons aux enfants une poupée blanche et une poupée noire. Quand on leur demande qui est la méchante poupée, la vilaine poupée, les petites filles noires répondent en en montrant paradoxalement… la poupée noire ! C’est un objet politique pour, d’une part, déconstruire le machisme et le racisme, et, d’autre part, se construire une identité noire basée sur l’estime de soi. » Belle expérience où l’émancipation sociale et économique des femmes sert la lutte contre le racisme !

Et en Belgique ?

Ces expériences brésiliennes peuvent nous inspirer en Belgique : citoyen·nes et politiques, sommes-nous suffisamment conscient∙es que la lutte pour les droits des femmes et leur émancipation n’est pas seulement l’affaire des femmes ? Que quand les droits des femmes avancent, c’est toute la société qui progresse ? Que cette émancipation peut aussi passer par l’expression symbolique et culturelle et qu’elle gagne à être collective ? Qu’elle nécessite des conditions matérielles comme des places en crèche, des lieux de rencontre informelle entre parents, enfants et professionnels (tels que Bébé-papote), des services publics accessibles et efficaces, des associations implantées dans les quartiers qui permettent à des dynamiques collectives de se mettre en place ?

Les initiatives associatives sont nombreuses et leur travail est remarquable. On pense notamment à la formation et l’accompagnement des femmes victimes de violences conjugales, en écho aux propos de Marie Moreira. Autonomes financièrement, quitter le mari ou le compagnon violent devient possible.

Ces associations méritent des moyens suffisants et pérennes, ce qui est rarement le cas actuellement. Pour les pouvoirs publics, investir dans ces structures qui ont une grande expertise de terrain et sont proches des femmes et de leur famille, c’est récolter une plus grande égalité sociale, pour peu que des entraves telles que le statut cohabitant ou la faiblesse des revenus de remplacement soit levées.

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    Extrema se trouve sur le territoire d’Iciara, aux confins de l’État de Goiás.
# Femmes # Genre # MST - Mouvement des paysans sans-terre