Tracteurs sur un boulevard. En arrière plan une frèsque murale avec le texte "The future is Europe". En avant plan un tracteur avec une banderole : "Stop EU-Mercosur - sortons l'alimentation du libre échange"
Analyses

La colère agricole et l’accord UE-Mercosur

par Francesca Monteverdi
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La colère agricole gronde en Europe, mais la Commission européenne continue à négocier l’accord commercial entre l’UE et les pays du Mercosur1Le Mercosur est un marché commun entre l’Argentine, le Brésil, l’Uruguay et le Paraguay qui menace l’agriculture familiale au Nord et au Sud. Le monde agricole dénonce les incohérences de la politique agricole et commerciale européenne. Ses principales revendications : une bonne rémunération, des prix stables et la fin du libre-échange pour l’agriculture.

En février 2024, des organisations agricoles issues de plusieurs pays de l’UE se sont mobilisées devant le Parlement européen à Bruxelles pour demander des réponses concrètes à une crise agricole qui perdure depuis longtemps. Certes, les mesures environnementales et les coupes dans le budget de la dernière version de la politique agricole commune (PAC) ont fait éclater la rage des agriculteurs européens, mais le problème se cache ailleurs.

Malgré la diversité des voix qui s’élèvent dans le secteur agricole (voir encadré), la majorité d’entre elles demande de sortir l’alimentation du libre-échange. Les politiques de libre-échange et la concurrence qu’elles ont engendrée ont conduit à des revenus agricoles de plus en plus bas, à une concentration du marché entre les mains de quelques grands acteurs et à une course au moins-disant environnemental et social. Selon la FAO, le coût social et environnemental caché du modèle agricole industriel est équivalent à au moins 10 000 milliards de dollars par an, soit 10 % du produit intérieur brut mondial.22023 FAO : https://www.fao.org/documents/card/en/c/CC7724FR

Voix agricoles : symphonie ou cacophonie ?  

Les milliers de tracteurs qui ont envahi Bruxelles en février 2024 ainsi que l’unanimité des manifestants sur la nécessité d’abandonner l’accord commercial entre l’UE et le Mercosur peuvent donner l’impression d’un mouvement agricole uni. Dans les faits, il n’en est rien. Car, sous le vocable agriculteur, on trouve aussi bien le petit maraîcher ou fermier bio qui vend ses produits en circuit court que l’exploitation industrielle géante qui ne vend qu’aux grandes entreprises agroalimentaires, ou encore le fermier wallon qui a racheté les terres de ses voisins et tente de survivre au surendettement et à la charge administrative qui lui incombe. Cette diversité se retrouve dans les syndicats agricoles : en France, la FNSEA, alliée de l’industrie agro-alimentaire, a été la première à réclamer une régression des normes environnementales tout au début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Le COPA-COGECA, au niveau européen, fait aussi pression pour réduire au maximum les exigences européennes par rapport au respect de la nature. En Belgique, la Fédération wallonne des agriculteurs défend le modèle agricole wallon, majoritairement conventionnel, au contraire de la FUGEA qui promeut une vision plus progressiste, celle de l’agriculture paysanne. Elle fait d’ailleurs partie du Réseau de soutien à l’agriculture Paysanne, dont Entraide et Fraternité est membre. Lors des mobilisations, elle rejoint dans ses revendications la Via Campesina, mouvement paysan mondial, et la Confédération paysanne (France). Par ailleurs, l’UNAB, l’union nationale des agrobiologistes belges, défend spécifiquement les agriculteurs et agricultrices bio.

L’Europe demande de plus en plus secteur agricole : il doit être compétitif sur les marchés mondiaux en compressant les prix ; mais il doit aussi respecter des normes environnementales et sanitaires. Dans le même temps, l’UE continue à négocier des accords de libre-échange, comme celui avec le Mercosur, qui ouvrent le marché européen à des produits qui ne respectent pas les mêmes standards de production et qui tirent les prix à la baisse. Ce que le monde agricole demande avant tout à l’Europe, c’est de la cohérence.

Concurrence déloyale

S’il est ratifié, cet accord deviendra l’un des plus importants accords commerciaux au monde. En négociations depuis 25 ans, il se base sur un modèle économique dépassé face aux défis environnementaux et humains du XXIe siècle.

L’UE en bénéficiera pour son industrie automobile, chimique et pharmaceutique, tandis que le Mercosur verra ses exportations de produits agricoles et de minéraux dopées. Les gains espérés par l’industrie bovine du Mercosur et de l’industrie automobile européenne ont conduit les observateurs à qualifier l’accord UE-Mercosur d’accord « voitures contre vaches ».

Carte des biomes brésiliens

Cet accord est dangereux d’un point de vue environnemental et pour la santé humaine. D’une part, il entraînerait une augmentation de la déforestation et la destruction de plusieurs écosystèmes cruciaux, comme l’Amazonie, mais aussi, moins connus en Europe, le Cerrado, le Pantanal et le Gran Chaco. La destruction du Cerrado, la savane la plus diversifiée au monde, a augmenté de 89 % en septembre 2023 par rapport à l’année précédente.3http://terrabrasilis.dpi.inpe.br/app/dashboard/alerts/biomes/cerrado-nb/aggregated/ Il en va de même pour le Pantanal, la plus grande zone humide tropicale du monde, qui risque désormais de s’effondrer en raison de l’expansion de l’agriculture et des incendies de forêt. D’autre part, cet accord favorable aux multinationales stimulerait le commerce de produits nocifs entre les deux régions, comme les pesticides – produits notamment en Belgique, en supprimant la plupart des droits de douane sur ces biens.

Sur le plan social, il favoriserait l’accaparement des terres autochtones et une concurrence déloyale pour l’agriculture familiale en Amérique latine. Il mettrait de plus en plus en péril les droits humains, sociaux et du travail, avec l’intensification de la criminalisation des mouvements sociaux et paysans que l’on observe déjà4https://entraide.be/publication/analyse2023-09/. Au Brésil, plus de 900 000 personnes ont été touchées par des conflits ruraux en 202252022 Comissão Pastoral da Terra : https://www.cptnacional.org.br/downlods/download/41-conflitos-no-campo-brasil-publicacao/14302-livro-2022-v21-web. L’expansion de l’agro-industrie est également directement liée au travail forcé. Plus de 2500 personnes ont été sauvées du travail forcé au Brésil en 2022.62023 Comissão Pastoral da Terra : https://www.cptnacional.org.br/publicacoes/noticias/trabalho-escravo/6367-semana-nacional-de-comunicacao-em-combate-ao-trabalho-escravo-alerta-trabalho-escravo-em-alta-assusta-o-brasil

Les pesticides utilisés dans la production agro-industrielle comportent aussi des risques sanitaires. Entre 2018 et 2019, l’UE a exporté vers le Mercosur près de 7 millions de kilos de pesticides dont l’utilisation est interdite sur le territoire de l’UE. Le Brésil reste le premier utilisateur de pesticides au monde, avec l’approbation de 42 nouveaux produits agrochimiques sous la seconde présidence de Lula. Parmi ceux-ci, on en trouve 24 dont l’utilisation n’est pas autorisée dans l’Union européenne.

En Europe, l’accord accentuerait une concurrence déloyale entre les agriculteurs européens et l’agro-industrie sud-américaine. Par exemple, les exportations de viande de bœuf, dont 99 000 tonnes supplémentaires bénéficieront de tarifs réduits, suscitent des préoccupations des éleveurs et éleveuses européen∙nes et belges qui craignent un impact négatif sur les prix.

Hypocrisie et obstination

En 2019, l’accord était sur le point d’être signé. Cela a été empêché par certains gouvernements et par la société civile, inquiets de l’aggravation de la déforestation et des violations des droits humains et du travail que provoquerait la libéralisation accrue du commerce de produits comme la viande de bœuf et le soja. Depuis 2023, les négociations ont repris et la Commission espère trouver à un accord avant la fin juin, pendant la présidence belge de l’UE.

La persistance de l’UE à poursuivre les négociations sur l’accord UE-Mercosur en dépit des préoccupations environnementales et des droits humains est clairement hypocrite. La récente élection du président d’extrême droite Javier Milei en Argentine et son agenda de démantèlement des droits sociaux et environnementaux aurait dû être le signal pour abandonner cet accord dépassé.7https://entraide.be/publication/carte-blanche_democratie-en-argentine/

La « Loi des bases et points de départ pour la liberté des Argentins », dite loi omnibus, proposée par le gouvernement, vise à modifier 660 articles de loi pour instaurer le laissez-faire économique et limiter les droits individuels et collectifs. Dans son programme : des coupes dans les dépenses publiques et les subsides, la privatisation d’entreprises publiques, des attaques contre les droits des femmes, une réforme du droit du travail, la restriction du droit de manifester ainsi que la modification des lois pour la protection des forêts primaires, des terres autochtones et des glaciers. Il permet ainsi aux investisseurs étrangers d’acheter et d’exploiter librement ces terres, ouvrant des zones écologiquement sensibles à des projets miniers. Pourtant, la Commission européenne et l’Allemagne insistent aujourd’hui pour conclure les négociations. La situation actuelle en Argentine n’est pas différente de celle du Brésil de Bolsonaro en 2019. L’UE avait alors suspendu les négociations en raison de l’intensification de la déforestation favorisée par le président brésilien.

Il est temps de changer de modèle

L’une des principales revendications des syndicats agricoles est d’abandonner l’accord UE-Mercosur. Les accords de libre-échange ont entraîné la déréglementation des marchés, la précarisation de l’emploi et de faibles revenus pour les agriculteurs et agricultrices. Des années de politiques néolibérales ont causé la disparition de milliers de petits et moyens agriculteurs. La Belgique a perdu 70 % de ses fermes en 40 ans.82020 Statbel : https://statbel.fgov.be/fr/nouvelles/chiffres-cles-de-lagriculture-2020

Les agriculteurs ne peuvent survivre à long terme que s’ils obtiennent des prix justes et stables. Les réponses proposées par la Commission européenne, comme l’abandon du règlement sur les pesticides et la prolongation de la dérogation de mise en jachère dans la nouvelle PAC, ne font qu’aggraver le problème. Les agriculteurs soulignent la nécessité de politiques cohérentes qui leur garantissent une bonne rémunération pour faire leur travail dans le respect de l’environnement et des droits sociaux.

La transition vers une agriculture durable implique aussi une profonde révision de la politique agricole et commerciale de l’Union européenne.

Les politiques agricoles et les subventions européennes ont encouragé l’industrialisation de notre agriculture, en se reposant fortement sur les combustibles fossiles, les engrais et les pesticides. À cause du financement par hectare, plus de 80 % des subventions octroyées dans le cadre de la politique agricole commune (PAC) continuent d’aller à seulement 20 % des exploitations européennes, favorisant ainsi la production industrielle à grande échelle et la concentration des terres.9https://www.rtbf.be/article/nouvelle-pac-un-compromis-a-peu-pres-equilibre-pour-la-fwa-on-aurait-prefere-plus-d-equite-sociale-declare-la-fugea-10885217 Ce modèle, en plus de ses effets nocifs sur l’environnement et la santé, enferme les agriculteurs dans un cercle vicieux de dépenses incessantes sans garantie de revenus décents. Cependant, il profite grandement aux grandes entreprises agroalimentaires qui utilisent les mobilisations agricoles actuelles pour saboter les mesures environnementales liées au climat et à la biodiversité. La législation environnementale ne doit pas être perçue comme un obstacle. Ignorer les réalités des crises climatiques et de la biodiversité ne fera qu’aggraver les défis auxquels les agriculteurs et agricultrices sont confrontés, allant des vagues de chaleur aux inondations et aux sécheresses.

La prochaine Commission européenne devra piloter la transition de nos systèmes agricoles et alimentaires de manière équitable, juste et écologique. Plus que jamais, les associations environnementales et les syndicats agricoles doivent marcher main dans la main pour exiger un changement structurel dans les politiques agricoles européennes afin d’orienter les subsides vers des systèmes alimentaires locaux et agroécologiques.

Sortir l’agriculture du libre-échange pour assurer la transition agricole

Pour assurer la cohérence des politiques et atteindre les objectifs du Pacte vert (Green deal), l’UE doit harmoniser les normes sociales, sanitaires et environnementales entre les produits européens et les produits importés. Ces « mesures miroirs » pourraient conditionner l’accès au marché européen au respect de ces normes10Voir « Plus de conditions pour importer en Europe », analyse, Entraide et Fraternité, 2022. https://entraide.be/publication/analyse-2022-07/. Elles permettraient de préserver le niveau d’exigence des normes européennes11Même si celles-ci sont loin de correspondre à une vision agroécologique de la production alimentaire., d’éviter l’externalisation des coûts sociaux et environnementaux  liés à notre production agricole, mais aussi de pousser à des pratiques agricoles plus durables dans les pays partenaires et à l’adoption de normes internationales plus contraignantes.122023 Veblen : https://www.veblen-institute.org/Les-mesures-miroirs-un-outil-essentiel-de-mise-en-oeuvre-du-Pacte-vert.html Par exemple, cela empêcherait les entreprises d’exporter des pesticides interdits en Europe pour ensuite importer du Mercosur des produits traités avec ces pesticides13Voir le site de la campagne « Stop pesticides », menée par Humundi avec une coalition d’associations, dont Entraide et Fraternité : https://www.humundi.org/campagnes/stop-pesticides/.

Cela devrait être accompagné d’une profonde réforme des règles du commerce agricole pour les rendre compatibles avec l’Accord de Paris et la Déclaration des Nations unies sur les droits des paysans et des autres personnes travaillant dans les zones rurales (UNDROP14Voir une version illustrée de la Déclaration sur le site de la Via Campesina : https://viacampesina.org/fr/illustrations-droitspaysans/). L’alimentation ne peut être traitée comme une simple marchandise et mérite un statut particulier dans les négociations et les traités internationaux sur le commerce. En effet, au-delà de sa valeur commerciale, l’alimentation remplit des fonctions essentielles pour la société, tant sur le plan social (en tant que source de revenus, d’emploi et de sécurité alimentaire) que sur le plan environnemental (en contribuant à la lutte contre le changement climatique, à la préservation de la biodiversité et à la protection des sols contre l’érosion). De plus, elle joue un rôle crucial dans l’expression de l’identité culturelle et de la souveraineté alimentaire des communautés. Reconnaître cette multifonctionnalité de l’alimentation nécessite la mise en place d’une exception agricole dans les accords internationaux, afin de soutenir l’agriculture paysanne et familiale tant dans les régions du Nord que du Sud.152016 Entraide et Fraternité : https://archives.entraide.be/IMG/pdf/14-_execption_agricole.pdf

Dans ce contexte de crise écologique et sociale marqué par le retour au pouvoir de l’extrême droite, il est impératif de favoriser des partenariats fondés sur des objectifs communs, comprenant la défense de la démocratie, des droits humains – et notamment des droits des travailleurs et travailleuses – et la préservation de la nature. L’UE, actuellement sous la présidence de la Belgique, doit dire stop à la libéralisation effrénée du commerce aux dépens de ces droits.

Pour assurer une transition agricole réussie, il faut donner aux agriculteurs les moyens de bien produire et soutenir les pratiques agroécologiques. Après près de 25 ans de négociations, il est évident que l’accord de libre-échange UE-Mercosur est irrémédiablement dépassé. Nous demandons à la Commission européenne d’écouter les agriculteurs et agricultrices, les citoyen∙nes et les organisations de la société civile, ainsi que plusieurs États membres : il faut renoncer une fois pour toutes à cet accord toxique.

# Agriculture paysanne et familiale # Stop à l’Accord UE-Mercosur