Manifestants devant les bireaux de Sybgenta. Une banderôle lis "Stop à l'agriculture toxique, Oui à l'avenir agroécoloqique"
Analyses

Syngenta, Engie – La Belgique, complice de violations des droits humains ?

par Renaud Vivien
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Ce 24 avril 2023, cela fait dix ans que s’est effondré le Rana Plaza au Bangladesh1Une version courte de cette analyse a été publiée sous forme de carte blanche dans la quotidien belge La Libre Belgique (en version papier et numérique)le 14 avril 2023 avec le titre suivant : « Pour que la Belgique ne soit plus complice de violations de droits humains ». Elle a été rédigée lors de la campagne carême sur le Brésil avec nos partenaires brésiliens. Cette carte blanche est co-signée par Jean-François Lauwens (chargé de communication à Entraide et Fraternité), Renaud Vivien (responsable du service politique d’Entraide et Fraternité) et Saulo Reis (coordinateur de la Commission pastorale brésilienne de la terre pour l’État de Goiás – partenaire d’Entraide et Fraternité). Lire ici : https://www.lalibre.be/debats/opinions/2023/04/14/pour-que-la-belgique-ne-soit-plus-complice-de-violations-de-droits-humains-ZBTOWKVPCJD6LB2GUNTDAEOLBY/ . Une date éminemment symbolique puisque ses plus de 1100 travailleurs et surtout travailleuses mortes sous les décombres sont devenues les symboles des dérives de la mondialisation et de l’impunité des entreprises2Comme l’écrit Aurélie Leroy du CETRI : « Ce drame ne constitue pas un accident isolé ou une fatalité. La logique de production de la fast fashion est celle du « juste-à-temps », du « zéro stock, zéro délai ». Les grandes enseignes ont instauré une telle pression sur les fournisseurs que s’est mise en place une sous-traitance en cascade qui s’est traduite par des salaires indécents, des horaires excessifs, l’absence de couverture sociale, des lieux de production insalubres ». https://www.cetri.be/10-ans-apres-le-Rana-Plaza-quand. Le Rana Plaza abritait des ateliers de confection permettant aux grandes marques de la mode de produire, aux coûts les plus bas et dans des conditions dignes de l’esclavage, des produits vendus à bas prix dans leurs boutiques du monde entier. Si le drame a permis de commencer à sensibiliser les consommateurs et consommatrices de chez nous, au point d’entamer les parts de marché de la fast fashion3Mode éphémère., il s’est aussi heurté au cynisme des chaînes européennes ou étasuniennes qui ont refusé d’indemniser les victimes. Dans cette analyse, nous évoquons deux cas de violations de droits humains qui concernent des entreprises belges.

Catastrophes sanitaires, environnementales, humaines : on ne compte plus les violations des droits du travail et, plus globalement, des droits humains résultant d’accaparements de terres, de pollutions, d’explosions d’usines toxiques, de marées noires, de maladies mortelles dues à l’amiante, de catastrophes minières, d’exportations de pesticides toxiques, de crédits accordés à des colonies de peuplement illégales, etc., impliquant des entreprises multinationales… Et ce ne sont que les effets visibles de leur absence de responsabilité.

Des dommages irréversibles causés par Tractebel au Brésil

On pourrait aussi citer les ruptures de deux barrages miniers dans le Minas Gerais en 2015 et 2019, qualifiés de « Fukushima brésiliens ». De barrage brésilien, il est encore question à Minaçu (État de Goiás) :  là, c’est une multinationale belge, Tractebel, entre-temps passée sous le pavillon français d’Engie, qui a exproprié, voici plus de 20 ans et le plus souvent sans indemnisation, 600 familles vivant dans des communautés rurales agricoles. Ces familles continuent de se battre devant les tribunaux4Le barrage de Cana Brava, 450 MWh de puissance et plus de 420 millions de dollars investis, est inauguré en 2022. Il est le résultat d’un investissement public-privé pendant une période de libéralisation des services publics au Brésil. Ce barrage est critiqué pour ses effets néfastes sur l’environnement et sur les populations locales : plus de 900 personnes déplacées (selon le Movimento dos Atingidos por Barragens), un territoire autochtone partiellement inondé et un écosystème bouleversé. Signalons qu’aucune consultation des habitant·es n’a eu lieu avant la construction du barrage. Après la construction, l’entreprise a indemnisé uniquement les propriétaires d’un titre foncier, soit plus ou moins une quarantaine de personnes. Le Mouvement des victimes du barrage (MAB), organisation d’appui aux luttes sociales, a pris en charge la coordination des activités de résistance de la population locale. Des actions d’occupation et de mobilisation avec les communautés touchées ont été organisées à plusieurs reprises et une action judiciaire a été lancée en 2018. L’action judicaire est toujours en cours mais fortement ralentie à cause du Covid et de l’obstruction de l’entreprise, laissant une grande partie des victimes sans indemnisation. Ce cas est développé dans notre dernière étude intitulée « L’agro-industrie met le feu au Brésil » à la page 23. . Interrogée récemment par la presse belge, Engie Brésil se contente de répondre qu’elle a toujours obtenu gain de cause devant la justice locale.

De l’autorégulation à la réglementation

Longtemps, une logique autorégulatrice et volontariste a prévalu, mais les violations des droits humains et de l’environnement n’ont jamais été aussi nombreuses : le consommateur peut toujours sans sourciller acheter des smartphones composés de minerais issus de zones de conflits, des vêtements confectionnés dans des conditions d’esclavage, du cacao récolté par des enfants ou de la viande produite grâce à une déforestation massive.

Face à l’échec de ces initiatives volontaires5Jusqu’à présent, seules 16% des entreprises européennes pratiquent volontairement une forme ou l’autre de surveillance de l’ensemble de leur chaîne de valeur afin de prévenir les impacts négatifs de leurs activités sur les droits humains et l’environnement. https://op.europa.eu/en/publication-detail/-/publication/8ba0a8fd-4c83-11ea-b8b7-01aa75ed71a1/language-en , les pouvoirs publics doivent prendre des législations imposant aux entreprises un « devoir de vigilance » afin qu’elles prennent des mesures de prévention pour le respect des droits humains et de l’environnement et ce, tout au long de leurs chaînes de valeurs. Pour que la chose soit contraignante, il faut un mécanisme de plainte et de sanction.

Une première législation française sur le devoir de vigilance est née en France en 20176vie-publique.fr/loi/20976-devoir-de-vigilance-des-societes-meres-et-des-entreprises-donneuses-dor . C’est elle qui a permis que BNP Paribas soit récemment assignée à deux reprises pour violation de cette loi devant les tribunaux français. D’une part, première mondiale, la banque est assignée par six ONG en raison de son soutien actif et massif des groupes parmi les plus agressifs dans l’expansion pétrolière et gazière7notreaffaireatous.org/cp-bnp-paribas-visee-par-le-premier-contentieux-climatique-au-monde-contre-une-banque D’autre part, en appui de l’organisation brésilienne CPT (Commission pastorale de la terre), l’ONG française « Notre affaire à tous » a assigné la banque pour sa complicité dans la déforestation8novethic.fr/actualite/economie/isr-rse/bnp-paribas-premiere-banque-mise-en-cause-pour-non-respect-de-son-devoir-de-vigilance-151132 . BNP Paribas soutient financièrement l’entreprise Marfrig, numéro deux brésilien de la viande bovine, responsable de plus de 120 000 hectares de déforestation illégale dans la forêt amazonienne et la savane du Cerrado. Pour rappel, l’État belge est encore à ce moment le premier actionnaire de BNP Paribas. Cet exemple montre l’importance d’inclure le secteur financier dans le champ d’action de la future directive européenne, malgré la pression des lobbies pour qu’il n’en soit pas ainsi.

La Belgique doit agir

Plus que jamais, il est indispensable que le gouvernement fédéral et les députés prennent toutes les mesures nécessaires au niveau européen mais aussi national pour tenir les entreprises, y compris les banques, (co)responsables des dommages causés en bout de chaîne, lorsqu’elles avaient notamment les moyens de prévenir ces dommages.

Cette obligation devrait concerner également les entreprises qui produisent des armes, des technologies de surveillance et celles qui, comme l’entreprise Syngenta basée à Seneffe, produisent des pesticides dont certains sont toxiques. Or, toutes ces entreprises ne sont pour l’heure pas tout à fait couvertes par la législation européenne sur le devoir de vigilance en cours d’élaboration9Il s’agit de la proposition de directive sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité présentée en février 2022 par la Commission européenne. https://eur-lex.europa.eu/resource.html?uri=cellar:bc4dcea4-9584-11ec-b4e4-01aa75ed71a1.0002.02/DOC_1&format=PDF Le 1er juin 2023, le Parlement européen devra voter sur cette proposition de directive en séance plénière. Le positionnement du Parlement européen marquera ensuite l’entame d’un processus de dialogue tripartite avec le Conseil européen et la Commission devant mener à l’adoption de la directive. Ce trilogue pourrait débuter dès l’été. Rappelons à cet égard que certains pesticides produits en Belgique sont exportés vers des pays du Sud comme le Brésil alors que ces mêmes pesticides sont interdits d’utilisation au sein de l’UE en raison de leur niveau élevé de toxicité10Entre 2013 et 2020, la Belgique aurait exporté vers 70 pays seize substances actives à usage agricole interdites dans l’UE. Et près de 75 % des substances interdites chez nous filent dans des pays à revenus faibles ou intermédiaires, où le contrôle de ces produits est très limité. Notons que 44 % des pesticides en circulation au Brésil ne sont pas autorisés dans l’UE. Entraide et Fraternité est engagée dans la campagne menée par SOS Faim “www.stop-pestices.be” pour interdire la production et l’exportation de pesticides toxiques interdits chez nous (en Belgique comme en Europe). !

Pour être efficace, il est également essentiel que les futures législations européenne et belge incluent les acteurs financiers comme les banques et prévoient le renversement de la charge de la preuve afin que les victimes aient une chance d’obtenir justice. En effet, en l’état actuel de la proposition de directive européenne, c’est aux victimes de prouver que le préjudice causé par l’entreprise est la conséquence d’un manquement à son devoir de vigilance. Or, cela représente une charge de preuve injustement élevée pour les victimes étant donné la complexité des chaînes de valeur internationales composée de multiples sous-traitants et fournisseurs et de l’absence de transparence. À l’inverse, les entreprises sont logiquement mieux placées pour prouver qu’elles ont bien tout mis en œuvre pour éviter des dommages sociaux et environnementaux.

Conclusion

L’instauration d’un devoir de vigilance n’est pas une fin en soi mais un moyen pour mieux faire respecter les droits humains et l’environnement afin qu’à l’avenir, aucune entreprise ne puisse agir comme Tractebel l’a fait au Brésil.

Si des législations européenne et nationales sur le devoir de vigilance constituent un moyen pour mieux faire respecter les droits humains et l’environnement, elles ne sauraient pour autant servir d’argument pour valider des accords de commerce comme l’Accord entre l’Union européenne et les pays du MERCOSUR (Brésil, Argentine, Uruguay, Paraguay) dont les effets tant sur le plan social, sanitaire qu’environnemental seront délétères pour les populations des deux côtés de l’Océan pacifique11Lire notre dernière analyse sur cet accord de commerce sur : https://entraide.be/publication/accord-ue-mercosur/.

Pour que la Belgique se positionne à la fois pour des législations ambitieuses sur le devoir de vigilance des entreprises et contre la signature du funeste accord UE-MERCOSUR, la mobilisation citoyenne en lien avec nos partenaires brésiliens et les réseaux européens sera décisive. Cette mobilisation peut prendre diverses formes, à commencer par le soutien affiché des citoyens.nes belges à la lutte menée par les communautés brésiliennes pour la justice, victimes de la construction du barrage par Tractebel/Engie. Pour manifester leur soutien et interpeller les responsables politiques, les citoyen∙nes peuvent signer la lettre de soutien aux victimes du barrage de Cana Brava via ce lien : https://entraide.be/nos-combats/devoir-de-vigilance/le-barrage-de-la-honte/.

Celle-ci sera communiquée au Mouvement des victimes de barrages, mais aussi remise en 2023 à plusieurs responsables politiques.

Lettre de soutien aux membres du collectif des victimes du barrage

Chers membres du MAB, 

Lors de la campagne de Carême d’Entraide et Fraternité, nous avons appris que, depuis 20 ans, vous luttez collectivement pour faire respecter vos droits suite à la construction du barrage de Cana Brava au Brésil par l’entreprise Tractebel (aujourd’hui Engie). 

Grâce à vos témoignages, nous avons pris conscience des violations des droits humains que vous avez subies : vous n’avez pas été consulté∙es ni informé∙es comme il se doit, vous avez été expulsé∙es de vos terres, perdant ainsi votre lieu de vie, mais aussi une partie de votre passé, de votre culture, des souvenirs de vos ancêtres, de vos traditions. De plus, vos efforts pour obtenir de la part de l’entreprise des compensations en faveur de toutes les victimes, combat que vous menez inlassablement depuis deux décennies, n’a pas encore abouti.  

Par cette lettre, nous voulons vous dire notre admiration pour votre persévérance et pour la lutte que vous menez. Nous voulons aussi vous exprimer notre solidarité et notre soutien, en tant que citoyen·nes du pays d’origine de l’entreprise qui vous a causé tant de tort.  

En Belgique, en réseau avec plusieurs associations, Entraide et Fraternité mène une campagne de sensibilisation et des actions de plaidoyer pour que soient mises en place des législations sur le “devoir de vigilance” des entreprises, aux niveaux belge et européen. L’objectif est que les entreprises domiciliées sur le sol européen s’assurent enfin du respect des droits humains et de l’environnement tout au long de la chaîne de valeur (par leurs filiales, sous-traitants, fournisseurs, etc) et qu’elles soient sanctionnées en cas de violation. 

Avec Entraide et Fraternité, nous sommes à vos côtés et nous espérons que ce message contribuera modestement à ce que vous gardiez courage dans votre combat pour la justice.

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    Une version courte de cette analyse a été publiée sous forme de carte blanche dans la quotidien belge La Libre Belgique (en version papier et numérique)le 14 avril 2023 avec le titre suivant : « Pour que la Belgique ne soit plus complice de violations de droits humains ». Elle a été rédigée lors de la campagne carême sur le Brésil avec nos partenaires brésiliens. Cette carte blanche est co-signée par Jean-François Lauwens (chargé de communication à Entraide et Fraternité), Renaud Vivien (responsable du service politique d’Entraide et Fraternité) et Saulo Reis (coordinateur de la Commission pastorale brésilienne de la terre pour l’État de Goiás – partenaire d’Entraide et Fraternité). Lire ici : https://www.lalibre.be/debats/opinions/2023/04/14/pour-que-la-belgique-ne-soit-plus-complice-de-violations-de-droits-humains-ZBTOWKVPCJD6LB2GUNTDAEOLBY/
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    Comme l’écrit Aurélie Leroy du CETRI : « Ce drame ne constitue pas un accident isolé ou une fatalité. La logique de production de la fast fashion est celle du « juste-à-temps », du « zéro stock, zéro délai ». Les grandes enseignes ont instauré une telle pression sur les fournisseurs que s’est mise en place une sous-traitance en cascade qui s’est traduite par des salaires indécents, des horaires excessifs, l’absence de couverture sociale, des lieux de production insalubres ». https://www.cetri.be/10-ans-apres-le-Rana-Plaza-quand
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    Le barrage de Cana Brava, 450 MWh de puissance et plus de 420 millions de dollars investis, est inauguré en 2022. Il est le résultat d’un investissement public-privé pendant une période de libéralisation des services publics au Brésil. Ce barrage est critiqué pour ses effets néfastes sur l’environnement et sur les populations locales : plus de 900 personnes déplacées (selon le Movimento dos Atingidos por Barragens), un territoire autochtone partiellement inondé et un écosystème bouleversé. Signalons qu’aucune consultation des habitant·es n’a eu lieu avant la construction du barrage. Après la construction, l’entreprise a indemnisé uniquement les propriétaires d’un titre foncier, soit plus ou moins une quarantaine de personnes. Le Mouvement des victimes du barrage (MAB), organisation d’appui aux luttes sociales, a pris en charge la coordination des activités de résistance de la population locale. Des actions d’occupation et de mobilisation avec les communautés touchées ont été organisées à plusieurs reprises et une action judiciaire a été lancée en 2018. L’action judicaire est toujours en cours mais fortement ralentie à cause du Covid et de l’obstruction de l’entreprise, laissant une grande partie des victimes sans indemnisation. Ce cas est développé dans notre dernière étude intitulée « L’agro-industrie met le feu au Brésil » à la page 23.
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    Jusqu’à présent, seules 16% des entreprises européennes pratiquent volontairement une forme ou l’autre de surveillance de l’ensemble de leur chaîne de valeur afin de prévenir les impacts négatifs de leurs activités sur les droits humains et l’environnement. https://op.europa.eu/en/publication-detail/-/publication/8ba0a8fd-4c83-11ea-b8b7-01aa75ed71a1/language-en
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    Il s’agit de la proposition de directive sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité présentée en février 2022 par la Commission européenne. https://eur-lex.europa.eu/resource.html?uri=cellar:bc4dcea4-9584-11ec-b4e4-01aa75ed71a1.0002.02/DOC_1&format=PDF Le 1er juin 2023, le Parlement européen devra voter sur cette proposition de directive en séance plénière. Le positionnement du Parlement européen marquera ensuite l’entame d’un processus de dialogue tripartite avec le Conseil européen et la Commission devant mener à l’adoption de la directive. Ce trilogue pourrait débuter dès l’été
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    Entre 2013 et 2020, la Belgique aurait exporté vers 70 pays seize substances actives à usage agricole interdites dans l’UE. Et près de 75 % des substances interdites chez nous filent dans des pays à revenus faibles ou intermédiaires, où le contrôle de ces produits est très limité. Notons que 44 % des pesticides en circulation au Brésil ne sont pas autorisés dans l’UE. Entraide et Fraternité est engagée dans la campagne menée par SOS Faim “www.stop-pestices.be” pour interdire la production et l’exportation de pesticides toxiques interdits chez nous (en Belgique comme en Europe).
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    Lire notre dernière analyse sur cet accord de commerce sur : https://entraide.be/publication/accord-ue-mercosur/