Et si les réalités sociales de Cajamarca et de Bruxelles n’étaient pas si éloignées ? Le 27 mars, au cœur des locaux de Pianofabriek, une quinzaine d’animateurs belges ont échangé avec notre partenaire péruvien Juan Carlos Llanos Ramírez, professeur de mathématiques et coordinateur de l’association Chibolito au Pérou, engagé depuis plus de vingt ans pour les droits des enfants défavorisés.
Présent en Belgique à l’occasion de la campagne de Carême qu’Entraide et Fraternité consacre cette année au Pérou, Juan Carlos a suivi pendant plusieurs jours les équipes d’animation de notre département éducation pour aller à la rencontre de jeunes.
Mais cette journée est un peu spéciale : c’est la première fois qu’Entraide et Fraternité facilite un échange direct entre un acteur de terrain venu du Sud, engagé dans le secteur jeunesse, et des professionnels belges du même domaine. Une initiative qui s’inscrit dans une dynamique de diversification des publics et de croisement des pratiques. Organisée en collaboration avec le réseau Atout Projet, qui fédère des jeunes bruxellois autour d’initiatives citoyennes locales, cette rencontre ouvre la voie à de nouvelles formes de solidarité et de dialogue entre professionnels engagés.
Matinée d’immersion dans les réalités de Chibolito
La journée a débuté par un atelier dessin. Chaque animateur s’est présenté (prénom, lieu de travail et tranche d’âge de son public) en l’illustrant. Première différence culturelle qui a fait rire l’assemblée : expliquer à Juan Carlos la distinction entre maisons de quartier et maisons de jeunes.
Vincent de Vrij, responsable de la coordination du pôle régional d’Entraide et Fraternité, a ensuite posé le cadre socio‑économique péruvien, avant de lancer la projection d’une vidéo des activités de Chibolito.
Juan Carlos a alors décrit la situation de Cajamarca : une métropole de 1,5 million d’habitants et habitantes confrontée à la surpopulation, à la crise économique et à l’exode rural provoqué par l’essor des mines. Privées d’emploi qualifié, de nombreuses familles se tournent vers le secteur informel en périphérie, exposant les enfants au travail de rue et aux risques d’exploitation.
Au cœur de cet environnement, Chibolito propose un accompagnement par tranche d’âge : accès à l’éducation (matériel scolaire, ordinateurs, espaces sécurisés), renforcement de l’estime de soi et de la confiance, sensibilisation aux droits et obligations, et soutien aux familles pour réduire la violence domestique et l’autonomisation des mères.
Juan Carlos a rappelé que l’école n’est pas vraiment gratuite au Pérou : les parents doivent souvent financer des professeurs particuliers de langues, de sport ou d’informatique, limitant l’accès des plus démunis à une éducation de qualité. L’accès à l’enseignement supérieur reste quant à lui extrêmement difficile, avec une seule université publique pour des milliers de candidats et candidates, tandis que les établissements privés deviennent toujours plus onéreux.
Enfin, Juan Carlos a souligné la mobilisation de Chibolito pour faire des soulèvements populaires un levier de changement politique, la place centrale des enjeux climatiques pour les populations précaires, et le travail mené auprès des femmes victimes de violences familiales. En favorisant leur autonomie économique, l’association contribue à sécuriser le cadre familial et à offrir aux enfants de meilleures chances de suivre une scolarité sereine.
« Vous prenez en charge des enfants déscolarisés ? » demande un animateur. Juan Carlos précise que Chibolito suit aussi bien des jeunes scolarisés que non : « Nous ajustons nos actions aux emplois du temps de chacun ; interdire le travail n’est pas une option quand la réalité économique les y oblige. »
Après-midi ludique et réflexif
Les animateurs se sont lancés avec entrain dans le jeu ÉPI, développé par Entraide et Fraternité et revisité pour l’occasion sur la thématique péruvienne : un moment ludique, marqué par des mimes, des charades, des dessins, et une bonne ambiance au sein du groupe.
Nous sommes ensuite passé au « jeu des 5 défis » : chacun a exposé cinq défis rencontrés dans son métier au service de la jeunesse, faisant émerger des enjeux communs.
Juan Carlos a évoqué ses priorités : assurer la sécurité alimentaire des enfants, installer une boulangerie mobile à Cajamarca, créer des échanges internationaux, déconstruire le patriarcat au sein des familles et acquérir un local pérenne. Les animateurs bruxellois ont quant à eux cité, entre autres, les contraintes budgétaires et administratives, les voyages interculturels, la lutte contre les idéologies radicales, la couverture des besoins essentiels, la mobilisation des parents, la sensibilisation écologique, la valorisation des talents, et la nécessité de transformations systémiques.
Malgré la diversité des défis, Dolores Fourneau, responsable du Pôle Jeunes à Entraide et Fraternité, a salué l’expertise de chacun et chacune : « Vous êtes engagés, impliqués, et vous connaissez le terrain. Vous êtes des professionnels capables d’élaborer une vision à long terme. »
Juan Carlos a conclu en soulignant l’enjeu majeur du financement. Il a rappelé aussi que tout progrès social passe avant tout par l’éducation : « Les enfants ont cette envie d’apprendre. On peut cultiver cette envie d’apprendre pour les pousser à avoir une vision. »

« Vous êtes en avance sur nous »
Cette session ludique a abouti à un échange de réflexions particulièrement fort.
Raphaël, animateur, a pris la parole : « Je veux saluer le travail que vous faites. Vous arrivez à prendre en compte une vision familiale, scolaire, amicale, des droits des enfants, des enjeux sanitaires. Vous prenez en compte tout le système autour de l’enfant, c’est très cohérent. Ici, à Bruxelles, on a les mêmes enjeux, mais pas aussi marqués. Ce sont les mêmes sphères autour de l’enfance : manque d’argent, problèmes de violence, mais la différence entre nos conditions de travail, c’est la temporalité. Vous êtes en avance sur nous. On va arriver dans une situation avec un contexte politique qui devient de plus en plus fasciste. On va arriver vers une situation qui ressemble à la vôtre, vous êtes un exemple de résilience communautaire. Je voudrais vous remercier pour cela.
Il ne faudrait pas que vous vous présentiez comme des gens du tiers-monde qui viennent demander de l’aide en Europe. Je ne dis pas que c’est ce que vous faites, mais vous pouvez renverser la balance. L’européen qui se pense pays des droits de l’homme devrait pour une fois écouter de vos expériences communautaires. Il faut vous placer comme professeur auprès de certains européens. Et dites cela aux enfants ! »
Juan Carlos, touché par cette intervention, a répondu : « Merci. Construire cette résilience, ce n’est qu’en travaillant comme ça avec des récits et retours d’expérience que l’on avance. Ce sont des échanges réciproques. Je serai un messager autant dans un sens que dans l’autre. Je pourrai ramener ça au Pérou avec les enfants de Chibolito. C’est un apprentissage réciproque, merci pour tout, ça m’ouvre des portes. »





