Le scandale de la corruption qui éclabousse à nouveau la Banque mondiale n’est sans doute que la partie émergée de l’iceberg. En tant que détentrice du plus grand nombre de droits de vote dans le CA de cette institution, la Belgique ne peut plus fermer les yeux.
Nouveau coup de tonnerre à la Banque mondiale. Le 18 février sortait une étude commanditée par la banque révélant qu’en moyenne 7,5 % de son aide fournie à 22 pays est détournée par les classes dirigeantes. Ce rapport montre que ces dernières placent ensuite cet argent volé dans des paradis fiscaux. Si cette étude met à mal la Banque mondiale au point où cette affaire est baptisée #papergate suite aux tentatives de la direction de censurer cette étude, ce n’est pourtant pas la première fois qu’un rapport démontre que les financements de la Banque mondiale nourrissent la corruption.
Corruption et censure
En 1997, un rapport interne de la banque souligne déjà que 20 à 30 % des budgets liés au fonds de développement en Indonésie sont détournés. Malgré cette étude, la Banque mondiale a poursuivi ses prêts à l’Indonésie. Un autre exemple similaire concerne le Zaïre (devenue République Démocratique Du Congo) avec le rapport « Blumenthal ». Alors que ce dernier souligne que la corruption est « érigée comme système caractéristique du Zaïre », les prêts à Mobutu ont continué jusqu’à la fin de la Guerre froide. [[Voir l’ouvrage d’Éric Toussaint, Banque mondiale, le Coup d’Etat permanent, CADTM-Syllepse, Liège-Paris, 2006.]]
Cette nouvelle étude n’est pas non plus la première à faire l’objet d’une tentative de censure par la direction de la Banque mondiale, qui ne rate pourtant jamais une occasion de donner aux Etats des leçons de « bonne gouvernance ». Fort heureusement, des journalistes ont révélé des rapports internes à la banque dont ceux du Département d’intégrité institutionnelle, un organe chargé d’enquêter sur les fraudes dans les programmes financés par la banque. Un rapport de 2005 mettait, par exemple, en cause la responsabilité de la Banque mondiale dans le financement d’un projet de santé en Inde où se mêlent corruption sur des hauts fonctionnaires indiens, cartel d’entreprises pharmaceutiques, présentation de faux certificats et médicaments de mauvaise qualité.
Ignorance et falsification des données
Face aux rapports compromettants, une autre stratégie utilisée par la direction de la Banque mondiale consiste à ignorer leurs conclusions ou à falsifier les données. C’est ce qui est arrivé en 2010 lorsque trois chercheurs marocains ont constaté que des fonctionnaires de la Banque mondiale avaient falsifié des données d’une étude qu’ils avaient réalisée sur l’agriculture. Plus récemment, l’ancien chef économiste de la Banque mondiale avouait en 2018 que les indicateurs du rapport annuel de la banque sur le « climat des affaires » appelé « Doing Business » avaient été modifiés pour des motivations politiques afin d’abaisser la note du Chili dans ce classement.
Le rapport « Doing Business » évalue et classe les Etats membres de la Banque mondiale, y compris la Belgique, en fonction de la facilité à y « faire des affaires ». Dans l’édition 2020, on retrouve à la deuxième et troisième place du classement Singapour et Hong Kong. Or, tous deux sont justement épinglés dans le #papergate comme étant des paradis fiscaux où les élites corrompues dissimulent l’aide détournée.
#Papergate : la partie émergée de l’iceberg
L’étude se limite à quelques pays principalement africains et ne fait que retracer l’aide détournée qui a été déposée directement sur des comptes étrangers. Se faisant, l’étude ne rend pas compte de l’argent qui est placé sur des comptes étrangers après avoir transité par des intermédiaires financiers, ni de l’argent détourné qui ne se retrouve pas sur ces comptes.
De plus, l’étude ne s’intéresse pas à l’évasion fiscale par les entreprises privées qui sont financées par la Banque mondiale. Or, les sommes en jeu sont considérables. Le FMI estime le montant annuel de l’évasion fiscale à plus de 200 milliards de dollars dans les pays dits « en développement », soit davantage que le montant total de l’aide publique au développement.
Des projets parfois néfastes pour les populations locales
En plus de l’aspect financier, il faut s’interroger sur les retombées économiques et sociales des projets du secteur privé financé par la banque pour les populations. Or, plusieurs rapports de la banque indiquent qu’en dépit de ses procédures internes de sauvegarde environnementales et sociales, « la supervision de ces projets était souvent peu ou non documentée, que l’application des mesures de protection ne faisait pas l’objet du suivi nécessaire et que le risque élevé de certains projets pour les populations environnantes n’avait pas été suffisamment évalué ». Pour preuve, entre 2004 et 2015, 3,4 millions de personnes ont été affectées par les projets financés par la Banque mondiale, expulsées de leurs logements, de leurs terres ou privées de leurs sources de revenus[[Avis du Conseil consultatif sur la cohérence des politiques, Le mandat de la Belgique au sein de la Banque mondiale, 2015. ]].
Les devoirs de la Belgique
Pour que ce #Papergate ne soit pas un scandale de plus effacé par le prochain, les pouvoirs publics, dont la Belgique qui siège dans le groupe détenant le plus de droits de vote au sein de la Banque mondiale, doivent agir immédiatement à trois niveaux.
D’abord, en coopérant pour faciliter la restitution aux populations de l’aide détournée et en auditant les projets financés par la Banque mondiale, en vue d’annuler les dettes illégales et illégitimes léguées par ces projets.
Par souci de cohérence et de justice sociale, il faut ensuite mettre un terme aux recommandations politiques de la Banque mondiale qui encouragent l’évasion fiscale à commencer par l’arrêt du rapport « Doing Business ».
Face à l’échec patent de ses procédures internes et de ses organes de contrôle, la Banque mondiale doit enfin rendre des comptes devant la justice pour les détournements et les violations de droits humains dont elles se seraient rendues complices. Opposer son immunité, comme elle le fait à chaque fois qu’elle est poursuivie devant des tribunaux est un privilège qui n’est pas tenable en plus d’être un déni de justice pour les victimes.
Paru sur le site du Soir le 27/02/2020