TCE : pour l’UE et la Belgique, l’espoir d’une sortie prochaine
Le Traité sur la Charte de l’énergie (TCE), largement méconnu voici quelques années encore, est aujourd’hui en bien mauvaise posture. Sept pays européens représentant plus de 70% de la population de l’Union européenne (UE) ont annoncé en 2022 leur décision de s’en retirer.
La Belgique ne s’est pas encore positionnée au niveau fédéral. C’est pourquoi une proposition de résolution1Voir https://www.lachambre.be/FLWB/PDF/55/2593/55K2593001.pdf est, depuis le 28 février 2023, en débat au sein de la Commission de l’Énergie, de l’Environnement et du Climat de la Chambre des représentants.
Cette proposition de résolution intervient à un moment décisif pour l’Union européenne (UE) et ses États membres. Après le Parlement européen, les services de la Commission européenne viennent, en effet, de recommander aux États membres de procéder à une sortie coordonnée eu TCE. C’est en partie ce que demande aussi la proposition de résolution belge.
Pour alimenter ces débats parlementaires, les député∙es ont demandé à Entraide et Fraternité de leur remettre un avis écrit sur le TCE. Dans cette analyse, nous reprenons les éléments clés de cet avis. D’une part, nous actualisons certaines données confirmant la dangerosité du TCE, à la fois sur le plan climatique, social mais aussi démocratique ; d’autre part, nous faisons le point sur le processus de réforme de ce traité qui s’est achevé en juin 2022. Nous développons ensuite l’option stratégique du retrait du TCE que devrait soutenir la Belgique au sein du Conseil de l’UE2Une version raccourcie de la présente analyse a été publiée sous forme de carte blanche publiée dans la quotidien belge L’Echo le 28 février 2023 : https://www.lecho.be/opinions/general/l-ue-et-la-belgique-doivent-sortir-du-traite-sur-la-charte-de-l-energie/10450251.html.
1. Le TCE est le traité de commerce et d’investissement le plus utilisé par les multinationales pour attaquer les États devant les tribunaux d’arbitrage privés
La proposition de résolution a bien identifié le problème fondamental du TCE qui est contenu dans son article 26. Il s’agit du mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et États, dit « ISDS » (Investor-State dispute settlement). Ce mécanisme permet aux entreprises étrangères d’attaquer devant des arbitres privés les États parties au traité, lorsque ces derniers prennent des mesures susceptibles d’avoir un impact sur leurs profits espérés. Les arbitres ont ainsi le pouvoir de condamner les États à verser des millions, voire des milliards d’euros de compensation3À titre d’exemple, l’entreprise allemande RWE poursuit actuellement le gouvernement néerlandais pour avoir adopté une loi prévoyant la suppression progressive des centrales électriques au charbon d’ici à 2030 et réclame une indemnisation de 1,4 milliard d’euros. Au total, desmultinationaleset fonds d’investissementopérant dans le secteur de l’énergie ont déjà obtenu plus de 50 milliards d’euros de dédommagement sur base du TCE.. Il constitue donc un instrument punitif mais aussi dissuasif vu qu’il retarde l’adoption de politiques visant, par exemple, à lutter contre le réchauffement climatique, comme le souligne le GIEC dans son rapport publié le 4 avril 20224 https://www.ipcc.ch/report/ar6/wg3/.
Le TCE n’est pas le seul accord de commerce et d’investissement à inclure une clause ISDS. Toutefois, aucun autre accord n’a suscité autant de plaintes en arbitrage dans le monde. Selon les données officielles du Secrétariat du TCE, il totalisait 150 plaintes en arbitrage au 1er juin 20225 https://www.energychartertreaty.org/cases/list-of-cases/. Un record qui ne tient pas compte des menaces de plaintes envoyées par certains investisseurs privés6Par exemple, en France, le projet de loi mettant fin à l’exploitation des hydrocarbures à l’horizon 2040 a été vidé de sa substance en 2017 après que la société Vermillion ait menacé de recourir au TCE pour attaquer l’État français devant un tribunal d’arbitrage.. Soulignons que, depuis le dépôt cette proposition de résolution, en mars 2022, de nouvelles plaintes ont été déposées7https://icsid.worldbank.org/news-and-events/communiques/icsid-releases-2022-caseload-statistics.
Notons également que le litige opposant l’Italie à la multinationale pétrolière Rockhopper (mentionné dans la proposition de résolution) a été tranché en août 2022. Les arbitres privés ont condamné l’Italie à dédommager Rockhopper à hauteur de 190 millions d’euros, sans compter les pénalités et les frais de justice, à la suite d’un moratoire décrété par le Parlement italien sur tous les projets pétroliers à moins de 18km des côtes italiennes. Se félicitant de cette décision d’arbitrage qui donne à Rockhopper le droit d’obtenir un montant équivalent à plus de neuf fois son investissement initial, les dirigeants de la multinationale ont annoncé qu’ils utiliseraient cet argent pour mener des explorations supplémentaires autour de ses champs de pétrole près des Îles Malouines8https://otp.tools.investis.com/clients/uk/rockhopperexploration2/rns/regulatory-story.aspx?cid=441&newsid=1618241.
Le TCE ne se limite pas à la protection des investissements privés dans les énergies fossiles. L’Espagne, par exemple, totalise 50 plaintes en arbitrage contre elle, du fait d’un changement de législation sur les énergies renouvelables suite à la crise financière de 2007-2008. Notons que dans ces affaires, 89 % des plaignants ne sont pas des entreprises d’énergie renouvelable, mais des fonds d’investissement spéculatifs, dont la moitié investit aussi dans des énergies fossiles9https://entraide.be/publication/analyse-2022-04/.
La réglementation des prix de l’énergie, bien qu’autorisée par le droit européen, peut aussi être attaquée sur la base du TCE, à l’instar la Hongrie qui a fait l’objet de plaintes en arbitrage suite à sa décision, en 2006, de rétablir le système de prix réglementés. Bien que l’affaire ait été tranchée en faveur de la Hongrie, les coûts et frais totaux de la procédure intentée, qui sont supportés par le contribuable, s’élèvent à presque 5 millions de dollars10Electrabel S.A. v. Republic of Hungary, ICSID Case No. ARB/07/19 https://www.energychartertreaty.org/details/article/electrabel-sa-v-hungary/ cité dans l’analyse co-signée par Entraide et Fraternité et la Fédération des service sociaux disponible sur le lien suivant : https://entraide.be/publication/analyse-2022-04/. De plus, il n’est pas garanti qu’un autre tribunal arbitral arriverait à une conclusion similaire à l’occasion d’une autre procédure.
Les menaces que fait peser sur le TCE sont donc à la fois d’ordre climatique, social et démocratique puisque les décisions prises par les pouvoirs publics peuvent être remises en cause sur la base du TCE.
Soulignons queles États n’ont rien à gagner dans système d’arbitrage. D’une part, le mécanisme ISDS est réservé aux seuls investisseurs privés étrangers. D’autre part, il génère automatiquement des frais de justice à prendre en charge en plus de ceux de la partie adverse (dans certains cas). Par exemple, dans 11 affaires sur 19 gagnées par les investisseurs privés, l’Espagne a dû assumer la totalité des frais de justice de ces derniers. Même dans les cas où l’Espagne n’a pas été condamnée par l’arbitre, elle a tout de même dû, trois fois sur cinq, payer les frais de justice de la partie adverse11« Del sueño solar de España a la pesadilla legal » Transnational Institute (13 octobre 2021). https://www.tni.org/en/node/25710.
Enfin, comme le rappellent les services de la Commission européenne dans leur documentde février 2023 appelé « non-paper », dans lequel ils préconisent un retrait coordonné du TCE par l’UE et les États membres, ce traité ne présente pas d’intérêt économique pour ces derniers: « les modes de protection des investissements tels que ceux fournis par le TCE ne sont pas nécessaires pour attirer les investissements dans l’UE, étant donné les niveaux d’accès à la justice et à l’État de droit – surtout pas dans le secteur de l’énergie, où le marché de l’énergie de l’UE est dynamique et très attractif. Par conséquent, un retrait du TCE ne devrait pas avoir d’effets majeurs sur les décisions des acteurs du Japon, du Royaume-Uni, de la Suisse, de l’Azerbaïdjan ou de toute autre partie contractante du TCE d’investir dans le secteur énergétique de l’UE ». Ajoutons que la proposition de résolution énumère les autres possibilités dont disposent les entreprises pour protéger leurs investissements dans le secteur de l’énergie, telles que le recours aux tribunaux des pays hôtes ou encore la souscription d’assurances “risque politique” afin de les protéger de risques de confiscation, de nationalisation et d’annulation de contrats. La sécurité juridique des investisseurs privés ne dépend donc pas de la présence du mécanisme d’arbitrage.
2. L’échec de la réforme du TCE rend inévitable la sortie par l’UE et ses États membres
En raison de son incompatibilité avec l’Accord de Paris sur le climat mais aussi avec le droit de l’UE, le TCE a fait l’objet d’un processus de réforme qui a duré plus de deux ans. Malheureusement, la version modernisée du TCE du 24 juin 2022 ne permet pas de résoudre cette incompatibilité.
Les modifications apportées au traité sont loin d’être suffisantes pour assurer le respect des échéances afin de décarboner progressivement le secteur de l’énergie à l’horizon 2030 en vue d’atteindre la neutralité carbone en 2050. En effet, la protection des investissements existants dans les énergies fossiles serait maintenue pendant dix ans après l’entrée en vigueur du TCE modernisé. Or, le processus de ratification prévu est extrêmement long. En plus d’être validé par le Conseil et le Parlement européens, le traité modernisé devrait être ratifié par les parlements nationaux d’au moins trois quarts des parties prenantes pour pouvoir être d’application – un processus qui a pris douze ans la dernière fois que le TCE a été révisé. Dans le meilleur des cas, la version modernisée du traité n’entrerait en vigueur que dans 15 à 20 ans, soit dans des délais incompatibles avec le respect de l’Accord de Paris et du Green deal européen.
De plus, la version révisée du TCE conserve la clause d’arbitrage ISDS qui peut être actionnée aussi bien contre les États non-membres de l’UE que contre ses États membres, puisque des entreprises basées en dehors de l’UE pourront toujours attaquer ces États en vertu du TCE12https://www.cncd.be/traite-sur-la-charte-de-l-energie-la-sortie-est-inevitable.
La version modernisée du TCE ne peut plus être soutenue par l’UE, pour des raisons à la fois politiques et juridiques. Non seulement la Commission européenne n’a pas obtenu la majorité qualifiée nécessaire au Conseil pour soutenir la version révisée du TCE, mais elle a aussi dû faire face aux annonces consécutives de 7 États (France, Allemagne, Espagne, Pays-Bas, Pologne, Slovénie, Luxembourg) de se retirer du TCE, en plus de l’Italie qui en est sortie en 2016. La Commission européenne ne dispose pas non plus du soutien du Parlement européen. Dans sa résolution du 24 novembre 2022, ce dernier appelle en effet la Commission à « engager immédiatement le processus devant conduire à un retrait coordonné de l’Union du TCE13https://www.europarl.europa.eu/doceo/document/TA-9-2022-0421_FR.pdf ».
À côté de ces blocages politiques demeurent les mêmes blocages juridiques qu’avant la renégociation du TCE en raison du maintien, dans la version modernisée, de l’article 26 contenant le mécanisme d’arbitrage. Plusieurs arrêts de la Cour de Justice de l’UE considèrent, en effet, que le mécanisme ISDS viole le droit de l’UE14Voir l’arrêt Achmea du 6 mars 2018 et l’Arrêt Komstroy du 2 septembre 2021..
Face à cette impasse, la sortie du TCE est donc « inévitable » pour reprendre les mots des services de la Commission européenne.
3. La sortie coordonnée de l’UE et des États membres combinée à un accord inter se neutralisant la « clause de survie » : l’option la plus efficace et réaliste
Dans le document cité plus haut, prenant acte du fait que la sortie du TCE est inévitable, les services de la Commission européenne préconisent aux États membres d’opter pour le retrait coordonné de l’UE et des États membres. Cette option comporte un triple avantage.
Le premier est d’assurer une unité politique et juridique au sein de l’UE en levant toute incertitude juridique. En effet, une situation dans laquelle certains États membres resteraient partie contractante au TCE tandis que d’autres se retireraient, porterait gravement atteinte à la cohésion non seulement de la représentation extérieure de l’UE mais aussi au sein du marché intérieur. Pareille situation chaotique affecterait la mise en œuvre du droit communautaire entre les États membres puisqu’ils seraient confrontés à des régimes de responsabilité juridiques différents.
Le deuxième avantage est que le consensus politique serait relativement facile à construire au sein de l’UE. Pour mettre en œuvre cette option, il faut à la fois l’assentiment du Parlement européen – ce qui est a priori acquis, vu sa résolution du 24 novembre 2022 – et le soutien d’une majorité qualifiée d’États membres, c’est-à-dire 15 États membres représentant au moins 65% de la population totale de l’UE. On peut raisonnablement compter sur les 8 États qui se sont déjà positionnés pour (ou ont déjà opéré) un retrait du TCE. Manqueraient donc 7 États, parmi lesquels la Belgique, qui a tout à perdre en restant partie au TCE. La Belgique peut, en effet, être attaquée sur la base du TCE pour des choix politiques en matière énergétique, comme le reconnaissait l’ex-Ministre fédérale de l’énergie et du climat Marie-Christine Marghem en 202015 Voir la réponse à la question parlementaire 55001782C au sein de la Commission de l’énergie, de l’environnement et du climat de la Chambre de représentants : https://www.lachambre.be/doc/CCRI/html/55/ic087x.html. De plus, le TCE est inutile d’un point de vue économique pour notre pays, comme le soulignent les services de la Commission européenne.
Le troisième avantage d’un retrait coordonné de l’UE et de l’ensemble des États membres est que cette décision aura très certainement un effet d’entraînement à l’égard des autres États parties au TCE. D’une part parce qu’elle aura un impact sur le fonctionnement du Secrétariat du TCE, dans la mesure où les États européens sont les premiers contributeurs à son budget. Mais aussi parce que ce retrait pourrait fortement inciter les États signataires non européens, mais qui souhaitent adhérer à l’UE, à se retirer dès à présent d’un traité contraire au droit de l’Union.
Parallèlement à leur retrait du TCE, les États membres devraient conclure un accord inter se excluant l’application de la clause de survie entre eux. Cette clause, prévue à l’article 47§3, prévoit que les investissements réalisés avant leur retrait continuent d’être protégés par le traité pendant vingt ans après leur sortie. Un tel accord inter se permettrait ainsi de réduire le risque de poursuites devant des tribunaux d’arbitrage par des investisseurs de l’UE de vingt à un an16Un retrait devient, en effet, effectif un an après qu’une partie prenante l’a notifié.. Cette possibilité juridique de désactivation de la clause de survie17https://www.clientearth.org/latest/documents/energy-charter-treaty-reform-why-withdrawal-is-an-option/ est à la fois préconisée par le Parlement européen et par la proposition de résolution en discussion à la Chambre.
Compte tenu de tous ces éléments, l’option la plus efficace et réaliste pour l’UE et ses États membres consiste donc à sortir de manière coordonnée du TCE et à accompagner ce retrait collectif d’un accord inter se neutralisant la clause de survie. Elle est aussi la seule qui nous permette d’être à la hauteur des enjeux climatiques et sociaux.
- 1Voir https://www.lachambre.be/FLWB/PDF/55/2593/55K2593001.pdf
- 2Une version raccourcie de la présente analyse a été publiée sous forme de carte blanche publiée dans la quotidien belge L’Echo le 28 février 2023 : https://www.lecho.be/opinions/general/l-ue-et-la-belgique-doivent-sortir-du-traite-sur-la-charte-de-l-energie/10450251.html
- 3À titre d’exemple, l’entreprise allemande RWE poursuit actuellement le gouvernement néerlandais pour avoir adopté une loi prévoyant la suppression progressive des centrales électriques au charbon d’ici à 2030 et réclame une indemnisation de 1,4 milliard d’euros. Au total, desmultinationaleset fonds d’investissementopérant dans le secteur de l’énergie ont déjà obtenu plus de 50 milliards d’euros de dédommagement sur base du TCE.
- 4https://www.ipcc.ch/report/ar6/wg3/
- 5https://www.energychartertreaty.org/cases/list-of-cases/
- 6Par exemple, en France, le projet de loi mettant fin à l’exploitation des hydrocarbures à l’horizon 2040 a été vidé de sa substance en 2017 après que la société Vermillion ait menacé de recourir au TCE pour attaquer l’État français devant un tribunal d’arbitrage.
- 7https://icsid.worldbank.org/news-and-events/communiques/icsid-releases-2022-caseload-statistics
- 8https://otp.tools.investis.com/clients/uk/rockhopperexploration2/rns/regulatory-story.aspx?cid=441&newsid=1618241
- 9https://entraide.be/publication/analyse-2022-04/
- 10Electrabel S.A. v. Republic of Hungary, ICSID Case No. ARB/07/19 https://www.energychartertreaty.org/details/article/electrabel-sa-v-hungary/ cité dans l’analyse co-signée par Entraide et Fraternité et la Fédération des service sociaux disponible sur le lien suivant : https://entraide.be/publication/analyse-2022-04/
- 11« Del sueño solar de España a la pesadilla legal » Transnational Institute (13 octobre 2021). https://www.tni.org/en/node/25710
- 12https://www.cncd.be/traite-sur-la-charte-de-l-energie-la-sortie-est-inevitable
- 13https://www.europarl.europa.eu/doceo/document/TA-9-2022-0421_FR.pdf
- 14Voir l’arrêt Achmea du 6 mars 2018 et l’Arrêt Komstroy du 2 septembre 2021.
- 15Voir la réponse à la question parlementaire 55001782C au sein de la Commission de l’énergie, de l’environnement et du climat de la Chambre de représentants : https://www.lachambre.be/doc/CCRI/html/55/ic087x.html
- 16Un retrait devient, en effet, effectif un an après qu’une partie prenante l’a notifié.
- 17https://www.clientearth.org/latest/documents/energy-charter-treaty-reform-why-withdrawal-is-an-option/