Un bâtiment bleu au Pérou avec plein de beau dessins
Analyses

Violence politique et sociale au Pérou

par Alexandre Blanchart et Orane Caryn
# Violences / Guerre
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Le 26 juillet 1533, les conquistadors espagnols dirigés par Francisco Pizarro assassinent l’empereur Inca Atahualpa. Le Pérou moderne naît à la suite de ce crime crapuleux1Capturé en novembre 1532, Atahualpa devait verser une rançon pour obtenir sa libération. Une fois la rançon versée, les conquistadors, redoutant son prestige et son influence au sein de la population, exécutent tout de même l’empereur. L’empire Inca, déjà fort affaibli, n’y survivra pas..  La suite de l’histoire du pays andin contient une liste horrifiante de crimes, massacres et véritables guerres civiles. Par exemple, jusqu’en 1572, les conquistadors mènent, dans la région de Vilcabamba2Région andine du sud du Pérou., une violente répression contre la résistance Inca. Entre 1780 et 1782, la rébellion de Tupac Amaru II3Nommée de la sorte car son principal leader disait descendre de Tupac Amaru, le dernier chef de la résistance inca de Vilcabamba.   est écrasée dans le sang par les troupes coloniales. Entre 1820 et 1824, la guerre d’Indépendance met fin à la domination espagnole mais pas à l’accaparement des richesses par une petite élite d’origine européenne. Cette inégalité sociale structurelle se maintient jusqu’à aujourd’hui4Pasquier-Doumer, L., Au Pérou, pauvreté et exclusion interdisent aux populations indigènes d’aspirer à mieux dans THE CONVERSATION., causant un climat de tension sociale et politique permanent.   

Le Pérou indépendant voit en effet alterner périodes de calme relatif et succession de dictatures ou de conflits sociaux violents. La guérilla du Sentier lumineux constitue certainement le point culminant de ces périodes troublées. Fondé en 1980 à Ayacucho5Grande ville de la cordillère des Andes située au sud-est de Lima., ce groupe maoïste entame, la même année, une lutte armée contre l’État péruvien. Cette véritable guerre civile martyrise les régions andines du Pérou jusqu’au début des années 2000. Le bilan est lourd : environ 70 000 morts, en majorité des paysan·nes pauvres et de langue quechua, assassiné·es autant par l’armée régulière que par le Sentier lumineux6Voir le rapport finale de la « Commission de la vérité et de la réconciliation » : cverdad.org.pe/ifinal

Violences sexuelles

Comme trop souvent dans les conflits armés, la violence sexuelle accompagne la violence des balles. Durant toute la guerre civile, les paysannes des zones de conflit furent prises pour cible par les deux camps. Longtemps taboue à cause du machisme structurel de la société péruvienne, la quête de justice des victimes commence à aboutir. Ainsi, le 22 juin 2024, dix militaires ont été condamnés pour une série de viols commis entre 1984 et 1994 dans le sud du pays7Thibodeau, M., Des militaires condamnés après pour viols 40 ans après les faits, dans LA PRESSE, lapresse.ca ..

Si les années 2010 et 2020 se révèlent moins sanglantes, elles ne sont pas pour autant pacifiques. Un nouveau grand pic de violence se déroule ainsi en 2022 et 2023. En décembre 2022, le président de gauche Pedro Castillo est destitué par un Congrès dominé par la droite radicale. En réaction, de nombreuses manifestations éclatent dans le pays, en particulier dans les régions andines pauvres où le président élu est très populaire. Les forces de l’ordre répondent en tirant “dans le tas”. Onze personnes sont abattues à Ayacucho le 15 décembre 2022, 18 autres le 9 janvier 2023 à Juliaca8Grande ville du sud du pays située sur la rive du lac Titicaca., etc.

Raconter la violence politique au Pérou, c’est donc raconter une histoire pluri-centenaire, presque sans fin. Heureusement, une autre histoire se déroule en parallèle. Il s’agit cette fois d’une histoire de résistance, de reconstruction individuelle mais surtout collective.     

Résistance et résilience de la population

Malgré les violences politiques et sociales constamment présentes au Pérou, la société civile s’organise et lutte afin de rendre justice aux victimes, de revendiquer ses droits, de se protéger et de (sur)vivre. Les violences politiques induisent des traumas profonds au sein des populations et laissent des traces dans les familles, de génération en génération. Nous évoquons ci-dessous quelques actions et mouvements collectifs mis en œuvre par la population péruvienne avec pour objectif de se défendre, de faire mémoire et de répondre aux différentes crises face à l’absence de l’État.

Les Rondas campesinas

Tout d’abord, au cours des années 1960, on voit naître le mouvement des Rondas Campesinas (Rondes paysannes) dans le nord des Andes. Les Rondas sont l’exemple phare de l’organisation de la population péruvienne en dehors de l’État9PiccoLi, E. (2009). Les rondes paysannes au Pérou. La Revue Nouvelle, (7), 98.. Le rôle principal des ronderos10Les Rondes sont essentiellement composées d’hommes majeurs, du moins au début de l’histoire des Rondes. est la vigilance et la surveillance des communautés paysannes andines. Ainsi, chaque nuit, des ronderos veillent. Les Rondas Campesinas ont initialement vu le jour dans le but de protéger le bétail contre les vols à la suite de la disparition des haciendas11Grande propriété agricole, souvent d’origine coloniale. lors de la réforme agraire. Dans les années 70, les premières Rondas visant à protéger les terres voient le jour dans une communauté paysanne de la province Cajamarca. Les hommes de la communauté, armés d’outils agricoles et parfois d’un fusil, se relayent de nuit en nuit et rondent à travers la communauté afin de protéger les terres. Les Rondas Campesinas deviennent également des lieux de justice où l’on juge les voleurs pris sur le fait, pour pallier l’inefficacité des services de police locaux. Très rapidement, les Rondas se multiplient de communauté en communauté et, en quelques années seulement, on retrouve des Rondes paysannes partout dans les Andes.

Tel que mentionné plus haut, l’État étant absent dans les communautés andines, les Rondas et les assemblées communautaires deviennent des lieux de justice et de vivre ensemble permettant de gérer et de régler les conflits. L’objectif est alors de maintenir l’équilibre au sein de la communauté. Dès lors, les Rondes, particulières au Pérou, montrent la capacité d’adaptation et d’organisation de la population péruvienne andine face aux violences multiples ainsi que face à l’abandon de l’État.

De plus, entre 1980 et 2000, lors des conflits armés opposant le gouvernement péruvien au groupe Sentier lumineux, les Rondas Campesinas ont joué un rôle crucial. La présence des Rondes a permis de maintenir la paix au sein d’une série de communautés. Dans la région de Cajamarca, là où les Rondes sont les plus fortes, le Sentier lumineux n’est pas parvenu à pénétrer dans les communautés.

La Commission de la Vérité et de la Réconciliation

C’est d’ailleurs à la suite des conflits armés internes que va naître la Commission de la Vérité et de la Réconciliation (CVR) au Pérou. Contrairement aux Rondes paysannes, les Commissions de la Vérité et de la Réconciliation sont multiples à travers le monde : Colombie, Afrique du sud, Canada, Tunisie, Maroc… Les CVR voient généralement le jour après des violences de grande ampleur telles que des conflits armés, des génocides, des dictatures… Les CVR ont pour principale mission de rendre compte de l’Histoire et de rétablir la justice envers les victimes des violences perpétrées. Les CVR mènent en général un travail d’enquête de longue haleine sur les violations des droits humains et proposent des espaces permettant aux victimes de s’exprimer12Haut-commissariat des Nations Unies aux Droits de l’Homme. (2006). Les instruments de l’État de droit dans les sociétés sortant d’un conflit. Les commissions de vérité. New-York et Genève..

La création de la Commission de la Vérité et de la Réconciliation au Pérou date de 2001. Elle visait à mener une enquête sur les violences et les violations des droits humains qui ont eu lieu lors de la guerre civile entre 1980 et 2000. La CVR péruvienne est née de la mise en action des populations locales et de divers membres de la société civile (professeurs d’universités…). Une nouvelle fois, c’est la population péruvienne qui a pris les devants face à l’absence de l’État. D’ailleurs, encore aujourd’hui, certaines personnalités politiques ne reconnaissent pas les violences perpétrées durant le conflit. Le travail de la CVR au Pérou a permis de rétablir la vérité sur ce qu’il s’est passé, d’identifier les corps, de retrouver des disparus… La Commission a recueilli près de 17 000 témoignages et a organisé 21 audiences publiques. À la suite de cela, un rapport est publié en août 2023. Il permet de détailler les faits des 20 années de conflit mais également de comprendre les racines de ce conflit.

Seul·es face au Covid-19

Plus récemment, lors de la pandémie du COVID-19, le caractère unique de la situation et le manque de perspectives a créé un réel un climat de peur et d’angoisse au sein de la population péruvienne13MUJICA BERMUDEZ L., 2020, « Coronavirus » como manchachi. Notas acerca de las concepciones y conductas ante el miedo. Revista Kawsaypacha : Sociedad Y Medio Ambiente, (5), 65-106. revistas.pucp.edu.pe. Cependant, les populations des quartiers périphériques des grandes villes, dans les Andes et en Amazonie ont alors développé de nombreuses stratégies pour se nourrir, se soigner…14Piccoli, E., Sotelo, E., Delgado Pugley, D., Grard, C., Romio, S., & Rivera Holguin, M. (2021). Résilience communautaire face à la crise sanitaire au Pérou (No. UCL-Université catholique de Louvain). CETRI, coll. Regards du Cetri, Louvain-la-Neuve. cetri. be..

Dans les quartiers dits populaires15Les quartiers dits populaires sont situés en marges et en périphérie des villes. Ce sont ces quartiers qui reçoivent les flux de personnes migrant vers les villes. À Lima, ce sont dans ces quartiers que travaillent les partenaires d’Entraide et Fraternité. de Lima, le manque de nourriture se fait rapidement sentir. On y voit apparaitre des drapeaux blancs sur les toits, signe que la famille n’a plus de quoi se nourrir. Pour combler ce manque, des groupes de femmes s’organisent et créent les ollas comunes16Littéralement des ”casseroles communes”, des cantines populaires. Le principe est simple : ces groupes de femmes se débrouillent pour trouver de la nourriture au sein des familles du district ou de la communauté. L’ensemble est cuisiné dans une casserole commune et est ensuite redistribué aux membres de la communauté. Petit à petit, les cantines populaires se multiplient. Rapidement, près d’un millier de cantines populaires voient le jour, permettant de nourrir plus de 70 000 personnes17Piccoli, E., Sotelo, E., Delgado Pugley, D., Grard, C., Romio, S., & Rivera Holguin, M. (2021). Résilience communautaire face à la crise sanitaire au Pérou (No. UCL-Université Catholique de Louvain). CETRI, coll. Regards du Cetri, Louvain-la-Neuve. cetri. be. Ces ollas comunes sont nées en réponse à l’inaction de l’État et évoluent donc, dans la plupart des cas, sans son aide (du moins, au début de la pandémie).

Dans les Andes, les organisations politiques locales des communautés paysannes ainsi que les rondas campesinas développent de nouvelles fonctions18Ibid.. Ces instances et ces lieux d’organisation politique locale (à l’échelle des communautés) doivent gérer l’afflux de retornantes19Les retornantes sont les personnes qui ont fait le choix de retourner vers leurs campagnes au début de la pandémie malgré l’interdiction de se déplacer dans le pays. qui rejoignent la campagne ainsi que les entrées/sorties des communautés et donc, gérer les règles sanitaires et de confinement. Des comités de surveillance se mettent en place afin de faire respecter les règles sanitaires (port du masque, distanciation, maisons de quarantaine…). Le manque d’approvisionnement en nourriture se fait également ressentir dans les Andes. Ainsi, on y voit également naître des ollas comunes. Ces initiatives et ces méthodes d’organisation relèvent des principes andins et d’une réappropriation des solidarités traditionnelles : ”L’ayni, qui est un mécanisme de solidarité et de réciprocité, et la minga/mink’a, qui est une pratique communautaire de coopération solidaire entre les membres de la communauté, reprennent force (Alberti, Mayer, 1974 ; Walsh‐ Dilley, 2017 ; Robledo, 2020). […] Dans ces moments difficiles, des différences interpersonnelles passent au second plan, la situation de crise force les populations à faire front pour répondre collectivement aux problèmes les plus immédiats20Ibid..”

En Amazonie, région plus touchée par le COVID que les Andes, des réseaux de solidarité se sont constitués entre les communautés indigènes péruviennes mais également avec les communautés indigènes amazoniennes des pays voisins. Ces réseaux ont permis d’échanger des pratiques et des plantes médicinales afin de se soigner face au virus. Comme dans les Andes, la pandémie a permis aux populations indigènes de se réapproprier certains savoirs et certaines pratiques traditionnelles, notamment au niveau médicinal. Afin de répondre à l’inefficacité du système de santé, des organisations en auto-gestion ont également vu le jour pour apporter les premiers secours par exemple. Ainsi, des commandos indigènes sont créés avec une double casquette : l’autoprotection et l’entretien des relations avec le ministère de la santé pour recevoir le matériel nécessaire21Ibid..

Certes, la pandémie au Pérou n’a pas uniquement donné naissance à ces belles dynamiques. Elle a également, comme partout, favorisé les violences intrafamiliales, affecté profondément l’enseignement… mais elle a pu démontrer, une nouvelle fois, la capacité de résilience des communautés andines face à un État défaillant22Ibid..

Ces quelques exemples, non exhaustifs, permettent de se rendre compte de la capacité d’action de la population péruvienne face aux nombreuses violences politiques et sociales.

Un gouvernement aux abonnés absents ?

L’inaction du gouvernement péruvien avant, pendant et – par bien des aspects – après la pandémie peut sembler surprenant. Il s’explique cependant par le racisme structurel du monde politique péruvien. Pour ce dernier, les populations indigènes ou d’origine indigène, majoritaires dans les Andes, en Amazonie et dans les quartiers populaires des grandes villes, sont des citoyen·nes de seconde zone.  De plus, l’État péruvien est dominé par des politiques néolibérales hostiles aux interventions publiques dans les domaines économique, social, environnemental, etc.  

L’art est politique !

Il existe une tout autre forme de résistance au Pérou : l’art. Tel que mentionné ci-dessus, la contestation du pouvoir politique via des manifestations est souvent réprimée violemment par la police ou l’armée. Toutefois, la population péruvienne trouve des moyens de contestations parfois plus discrets ou plus indirects. L’art, sous toutes ses formes (chants, danses, retables, fresques, poésie, peintures…) permet, d’une part, de raconter de l’histoire et, d’autre part, d’émettre des critiques politiques et sociales.

Dès la colonisation, les chroniques de Guamán Poma de Ayala retracent l’histoire et la conquête du Pérou par les Espagnols à partir de ce qu’il observe directement lui-même. Sur l’image ci-contre, il a représenté la capture de l’empereur Inca Atahualpa.

La “rencontre des deux mondes” a été d’une violence telle que ce moment inspire encore des caricatures plus récentes. Carlín est un artiste qui réalise de nombreuses caricatures sur l’actualité péruvienne. La caricature ci-dessous s’inspire de la rencontre entre le Général Pizzaro (ici Ministre des mines accompagné du prêtre en guise de légitimité) et Atahualpa (représentant de la population locale) à Cajamarca mais actualisé, dans le contexte de l’extractivisme minier et de la mine de Yanacocha.

Dans un tout autre registre, La Danza de las Tijeras (la danse des ciseaux), originaire des régions Quechua des Andes péruviennes, devient une forme de résistance culturelle23« Danza de las tijeras »: l’impressionnante danse des Andes. Autrefois rituel pour les divinités andines, elle devient un symbole de résistance avant de se transformer en réel syncrétisme. Lors de la Danza de las Tijeras, le danseur se positionne toujours dos à l’église afin de symboliser la résistance à la domination coloniale. Aujourd’hui, la danse des ciseaux est inscrite au patrimoine mondial de L’UNESCO24La danse des ciseaux – patrimoine immatériel – Secteur de la culture – UNESCO.

Les fresques murales sont quant à elles omniprésentes. Bien que nombre d’entre elles relatent des évènements de violence, elles apportent couleurs et gaieté au sein des villes et villages. En effet, ces dernières sont souvent de couleurs vives, ce qui permet de ne pas les manquer. Alors que certaines fresques sont plutôt décoratives, d’autres dénoncent, racontent et parfois soignent. Le collectif Yuyananchis25Yuyananchis signifie ”souvenons-nous” en quechua à Cuzco est un groupe de travail et de réflexion de jeunes autour de la mémoire collective des violences du Sentier lumineux. Il y a près de 10 ans maintenant, le collectif a inauguré une fresque pour ne pas oublier et pour faire en sorte que l’Histoire ne se répète pas26Source : Arenas Sotelo, E. (2019) Yuyananchis : una experiencia de memoria y Derechos Humanos. Apuntes y reflexiones desde la psicologia comunitaria. Universidad Andina Del Cusco..

Il existe des centaines de fresques, partout au Pérou. Celle de Yuyananchis n’est qu’un exemple parmi tant d’autres. Beaucoup d’entre elles dénoncent d’ailleurs les violences perpétrées par le Sentier Lumineux, notamment aux Musées de la Mémoire à Ayacucho et à Lima. Au-delà de la dénonciation, la peinture et l’art constituent un réel moyen d’expression qui contribue également à guérir les traumatismes induits par les violences.

La musique est également un instrument de positionnement politique. Une nouvelle fois, les exemples sont nombreux et il n’est pas possible d’être exhaustif. La jeune chanteuse Renata Flores, parmi tant d’autres, en mélangeant les styles (rap, instruments andins…) et les langues (espagnol et quechua), dénonce les violences sexistes, les disparités de genres ainsi que les discriminations envers les populations andines et les femmes au Pérou. Avec sa chanson Qam Hina, entièrement écrite en quechua, elle dénonce la difficulté d’accès à l’éducation dans les zones rurales et les discriminations persistantes envers les populations autochtones.

Ce sont toutes ces formes d’art que le collectif des artistes du MOCCIC27Coalition d’ONG écologistes péruviennes, partenaire d’Entraide et Fraternité depuis 2021. mobilisent au quotidien. Chanteuses de TRAP28Style musical apparenté au hip-hop, apparu dans les années 1980., graphistes, écrivain·es, dessinateurs et dessinatrices, etc. s’organisent pour faire passer des messages politiques et sociaux. Le secteur artistique est relativement épargné par la censure, notamment dans le hip-hop29Témoignage issu d’une rencontre entre Entraide et Fraternité et les artistes du MOCCIC ayant eu lieu le 24 juin 2024 à Lima. Il constitue donc un vecteur d‘expression privilégié pour dénoncer les drames sociaux et environnementaux qui frappent le Pérou. Ce recours à l’art est indispensable pour résister au contexte de violence socio-politique endémique du pays. Le tableau n’est toutefois pas tout rose. La liberté d’expression dont les artistes bénéficient est ainsi menacée par l’absence de moyens, financiers principalement, à leur disposition.

Quelles leçons pour la Belgique ?

La Belgique n’a évidemment et heureusement pas connu de conflits internes aussi violents que le Pérou. Toutefois, l’expérience péruvienne constitue une source d’enseignement précieuse pour la société belge.

En effet, la Belgique a aussi connu des heures sombres dans son histoire : l’occupation allemande durant les deux guerres mondiales, l’exploitation à la limite de l’esclavage de la classe ouvrière au dix-neuvième siècle, la colonisation du Congo et du Rwanda/Burundi, etc. Ces évènements paraissent certes lointains mais ils affectent toujours notre actualité. Combien de fois associations afrodescendantes et État belge ne se sont-ils pas opposés à propos de l’héritage colonial ? Combien de fois les droits sociaux ne sont-ils pas présentés comme des privilèges injustes ou des charges nuisibles à l’économie nationale ?  Combien de fois l’extrême droite ne tente-t-elle pas de réécrire l’histoire des années 1939-1945 ?

Face à cela, s’inspirer des Commissions de vérité et de réconciliation n’est pas une mauvaise idée. Dresser le bilan honnête et transparent des drames du passé, de leurs causes et de leurs conséquences, demeure le meilleur prérequis de la justice sociale. La Belgique a déjà entamé ce chemin avec la commission parlementaire et le groupe de travail interuniversitaire “passé colonial de la Belgique”. À certains égards, le Bois du Cazier30Ancien charbonnage de la région de Charleroi. Le 08 aout 1956, le pire catastrophe industrielle de l’histoire belge y couta la vie à 262 mineurs, en majorité des immigrés italiens. Le site est maintenant un musée et lieu de mémoire inscrit au patrimoine mondiale de l’Unesco., à Marcinelle, et la Kazerne Dossin31La caserne Dossin fut utilisée, entre 1942 et 1944, comme camp de transit par les nazis. La majorité des Juifs et Tziganes belges déportés puis assassinés à Auschwitz-Birkenau y furent détenus. Le site est un musée et mémorial dédié à la Shoah et aux droits humains depuis 1995. à Malines, effectuent un travail proche de celui des CVR. Cependant, face à l’extrême-droitisation de nos sociétés, il convient de poursuivre et accentuer ce devoir de mémoire. C‘est à ce titre que le travail de la Commission de vérité et de réconciliation péruvienne, et notamment son appropriation par la société civile locale, peut (doit ?) inspirer la société civile belge.

De façon peut-être moins évidente, les rondas campesinas peuvent aussi inspirer la société civile belge. Certes, il faut espérer que cette dernière ne soit jamais confrontée à une violence aussi forte que celle du Sentier lumineux et de l’État péruvien. Malgré tout, il faut être honnête : la violence politique et sociale se répand en Europe aussi32Voir les analyses suivantes pour approfondir le sujet : entraide.be/publication/analyse2023-09 et entraide.be/publication/analyse2024-02.. S’il est évidemment hors de question de prendre les armes, s’inspirer des rondas campesinas pour assurer la protection de manifestant·es, grévistes et/ou zadistes pourraient s’avérer utile

Le recours systématique à l’art pourrait également inspirer le monde militant et associatif belge. Face à la faible visibilité de ce secteur dans les grands médias ou sur les réseaux sociaux, accentuer l’usage du street art, de la chanson militante ou autre est une technique incontournable de fédération du grand public. Il s’agit également d’une des stratégies les plus efficaces pour contrer la saturation publicitaire de l’espace public et médiatique. En Belgique, il existe au moins deux chorales militantes : celle du CNCD33Voir « Chorales militantes : les luttes chantées », par Soraya Soussi, analyse, CNCD, 2023. cncd.be/Chorales-militantes-les-luttes, qui anime diverses manifestations de la société civile, et Les Motivés, à Charleroi34Voir « La chorale des motivés », par Marie-Christine Lothier, analyse, Action Vivre Ensemble, 2024. vivre-ensemble.be/publication/analyse2024-06. Bien sûr, copier-coller une situation péruvienne à la réalité belge serait absurde. Cependant, à l’heure où l’avenir s’obscurcit pour celles et ceux qui croient en la justice sociale, il serait dommage d’ignorer le vécu de résistance des populations andines.

  • 1
    Capturé en novembre 1532, Atahualpa devait verser une rançon pour obtenir sa libération. Une fois la rançon versée, les conquistadors, redoutant son prestige et son influence au sein de la population, exécutent tout de même l’empereur. L’empire Inca, déjà fort affaibli, n’y survivra pas.
  • 2
    Région andine du sud du Pérou.
  • 3
    Nommée de la sorte car son principal leader disait descendre de Tupac Amaru, le dernier chef de la résistance inca de Vilcabamba.  
  • 4
    Pasquier-Doumer, L., Au Pérou, pauvreté et exclusion interdisent aux populations indigènes d’aspirer à mieux dans THE CONVERSATION.
  • 5
    Grande ville de la cordillère des Andes située au sud-est de Lima.
  • 6
    Voir le rapport finale de la « Commission de la vérité et de la réconciliation » : cverdad.org.pe/ifinal
  • 7
    Thibodeau, M., Des militaires condamnés après pour viols 40 ans après les faits, dans LA PRESSE, lapresse.ca .
  • 8
    Grande ville du sud du pays située sur la rive du lac Titicaca.
  • 9
    PiccoLi, E. (2009). Les rondes paysannes au Pérou. La Revue Nouvelle, (7), 98.
  • 10
    Les Rondes sont essentiellement composées d’hommes majeurs, du moins au début de l’histoire des Rondes.
  • 11
    Grande propriété agricole, souvent d’origine coloniale.
  • 12
    Haut-commissariat des Nations Unies aux Droits de l’Homme. (2006). Les instruments de l’État de droit dans les sociétés sortant d’un conflit. Les commissions de vérité. New-York et Genève.
  • 13
    MUJICA BERMUDEZ L., 2020, « Coronavirus » como manchachi. Notas acerca de las concepciones y conductas ante el miedo. Revista Kawsaypacha : Sociedad Y Medio Ambiente, (5), 65-106. revistas.pucp.edu.pe
  • 14
    Piccoli, E., Sotelo, E., Delgado Pugley, D., Grard, C., Romio, S., & Rivera Holguin, M. (2021). Résilience communautaire face à la crise sanitaire au Pérou (No. UCL-Université catholique de Louvain). CETRI, coll. Regards du Cetri, Louvain-la-Neuve. cetri. be.
  • 15
    Les quartiers dits populaires sont situés en marges et en périphérie des villes. Ce sont ces quartiers qui reçoivent les flux de personnes migrant vers les villes. À Lima, ce sont dans ces quartiers que travaillent les partenaires d’Entraide et Fraternité.
  • 16
    Littéralement des ”casseroles communes”
  • 17
    Piccoli, E., Sotelo, E., Delgado Pugley, D., Grard, C., Romio, S., & Rivera Holguin, M. (2021). Résilience communautaire face à la crise sanitaire au Pérou (No. UCL-Université Catholique de Louvain). CETRI, coll. Regards du Cetri, Louvain-la-Neuve. cetri. be
  • 18
    Ibid.
  • 19
    Les retornantes sont les personnes qui ont fait le choix de retourner vers leurs campagnes au début de la pandémie malgré l’interdiction de se déplacer dans le pays.
  • 20
    Ibid.
  • 21
    Ibid.
  • 22
    Ibid.
  • 23
    « Danza de las tijeras »: l’impressionnante danse des Andes
  • 24
    La danse des ciseaux – patrimoine immatériel – Secteur de la culture – UNESCO
  • 25
    Yuyananchis signifie ”souvenons-nous” en quechua
  • 26
    Source : Arenas Sotelo, E. (2019) Yuyananchis : una experiencia de memoria y Derechos Humanos. Apuntes y reflexiones desde la psicologia comunitaria. Universidad Andina Del Cusco.
  • 27
    Coalition d’ONG écologistes péruviennes, partenaire d’Entraide et Fraternité depuis 2021.
  • 28
    Style musical apparenté au hip-hop, apparu dans les années 1980.
  • 29
    Témoignage issu d’une rencontre entre Entraide et Fraternité et les artistes du MOCCIC ayant eu lieu le 24 juin 2024 à Lima.
  • 30
    Ancien charbonnage de la région de Charleroi. Le 08 aout 1956, le pire catastrophe industrielle de l’histoire belge y couta la vie à 262 mineurs, en majorité des immigrés italiens. Le site est maintenant un musée et lieu de mémoire inscrit au patrimoine mondiale de l’Unesco.
  • 31
    La caserne Dossin fut utilisée, entre 1942 et 1944, comme camp de transit par les nazis. La majorité des Juifs et Tziganes belges déportés puis assassinés à Auschwitz-Birkenau y furent détenus. Le site est un musée et mémorial dédié à la Shoah et aux droits humains depuis 1995.
  • 32
    Voir les analyses suivantes pour approfondir le sujet : entraide.be/publication/analyse2023-09 et entraide.be/publication/analyse2024-02.
  • 33
    Voir « Chorales militantes : les luttes chantées », par Soraya Soussi, analyse, CNCD, 2023. cncd.be/Chorales-militantes-les-luttes
  • 34
    Voir « La chorale des motivés », par Marie-Christine Lothier, analyse, Action Vivre Ensemble, 2024. vivre-ensemble.be/publication/analyse2024-06
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