Six personne tenant divers illustration devant la commission européenne à Bruxelles.
Analyses

Global Gateway : Un nouveau visage de la globalisation

par Eloïse Tuerlinckx
# Extractivisme # Global Gateway # néocolonialisme
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Résumé

En novembre 2024, une délégation de plusieurs organisations de la société civile de l’État du Maranhão (nord-est du Brésil), partenaires d’Entraide & Fraternité, a fait le voyage jusqu’à Bruxelles dans le but de dénoncer un potentiel financement européen d’un projet dans leur région, destructeur de l’environnement et de leur mode de vie. Ce financement de l’Union européenne s’inscrirait dans le cadre du “Global Gateway”, une stratégie européenne d’investissement pour la coopération au développement. Ses objectifs : concurrencer la Chine et utiliser encore plus la coopération au développement au profit des intérêts économiques et géostratégiques de l’UE. Cette stratégie est critiquée, au nord comme au sud, pour son manque de transparence et ses conséquences sociales et environnementales. On lui reproche aussi d’être conçue d’abord en fonction des intérêts économiques et géostratégiques européens. 

Fernanda Souto, Kum’tum Akroá Gamela, Mikaell Carvalho et Gilberto Lima sont respectivement avocate, leader indigène du village de Cajueiro Piraí, président de l’ONG Justiça nos Trilhos et représentant de la Commission pastorale des pêcheurs de la région de Maranhão (CPP). Le but de leur visite était de demander à l’Union européenne de renoncer à financer un mégaprojet connu sous le nom de « Grão-Pará Maranhão ».

Un projet néocolonial à peine camouflé

Carte de la partie nord-est de l’Amazonie légale brésilienne « Amazônia legal 2021 » avec l’emplacement du port TPA et du tracé de la voie ferrée EF-317.

Nord-est de l’Amazonie brésilienne « Amazônia legal 2021 » avec l’emplacement du port TPA et du tracé de la voie ferrée EF-317. Image par Sauvons la forêt, source : sauvonslaforet.org

Le Grão-Pará Maranhão, c’est la construction d’un nouveau port et d’une voie ferrée dans la région du Maranhão, à l’est du Brésil. L’objectif est de faciliter l’acheminement et l’exportation de produits agricoles et de ressources minières, notamment vers l’Europe. Ces infrastructures s’annoncent énormes : le port devrait pouvoir accueillir 8 bateaux de 350 mètres chacun, tandis que la voie ferrée serait longue de plus de 500 kilomètres, traverserait 22 villes, 150 communautés et affecterait ainsi des milliers de personnes vivant dans la région. Sans compter la destruction, sur son passage, de la forêt amazonienne. Une coalition s’est donc formée sur place pour empêcher ce projet de voir le jour.

« Les étiquettes changent mais le projet reste le même : exploiter nos territoires. »

Kum’tum Akroá Gamela, durant le Midi info Brésil “Les populations affectées par le Global Gateway du 21/11/2024

Des entreprises européennes qui financent des projets à l’étranger dans le but de s’assurer un apport facilité en matières premières, cela s’assimile clairement à du néocolonialisme. « La colonisation ne s’est jamais terminée. […] On fait des routes, des voies ferrées, pour prendre ce qu’il y a sur notre territoire et le sortir de nos pays. Ce ne sont pas seulement nos richesses, mais nos vies que l’on exploite : nos forêts sont pour nous notre vie. » 1Idem

Néo-colonialisme ? Le terme désigne la volonté de domination ou d’influence – économique, politique, et/ou culturelle – d’un État sur un autre, généralement d’une ancienne puissance coloniale sur un pays du Sud global. Ce phénomène peut prendre des formes diverses. Une domination économique se traduira par exemple souvent par « l’exploitation des richesses d’un pays au bénéfice préférentiel d’un autre » 2Du colonialisme au néocolonialisme, par René Gendarme (Le Monde diplomatique, décembre 1970).

Ce mégaprojet de construction (et de destruction…) est justifié par l’objectif de faciliter les échanges internationaux et doit servir de support à un commerce toujours plus mondialisé. Une preuve, s’il en fallait encore, qu’il est plus que temps de repenser l’économie et la nature de nos échanges commerciaux. Ce que les partenaires brésiliens d’Entraide & Fraternité promeuvent, c’est une « économie des peuples », un modèle basé sur les besoins de la communauté, où la justice sociale, le respect de l’environnement et des droits humains prévalent sur la maximisation du profit et sur la croissance économique.

Conversations transparentes sur un projet opaque

La délégation brésilienne est venue à Bruxelles pour rencontrer des représentant·es et des élu·es européen·nes, leur expliquer les impacts concrets de ce potentiel investissement sur la région et ses habitant·es et exiger que l’Union européenne se retire de ce projet. Plusieurs rencontres ont été organisées.

Au Parlement d’abord, c’est le manque criant de transparence qui est ressorti de leur rencontre avec Anna Cavazzini, députée allemande membre du groupe des Verts. La parlementaire a dénoncé la difficulté d’obtenir des informations sur les projets du Global Gateway (voir ci-dessous).

La seconde rencontre a eu lieu à la Commission européenne avec Julia Ferandez Puertas et Paolo Toselli, de la Direction générale (DG) Partenariat international (INPA). Lors de cette rencontre, Paolo Toselli a annoncé que l’Union européenne a décidé de ne pas investir dans ce projet. En effet, bien que les opérateurs du projet aient dans un premier temps convaincu, il s’est avéré par la suite que, d’une part, ils n’avaient pas un apport de fonds propres suffisant et que, d’autre part, ils n’avaient pas réalisé l’étude d’impact nécessaire à un investissement européen. La délégation brésilienne est donc ressortie soulagée de cette réunion. Le projet ne devrait pas voir le jour tout de suite.

Et pourtant, quelques semaines plus tard, au début décembre, la Commission a publié une liste des projets soutenus par le Global Gateway, dans laquelle le projet Grão-Pará Maranhão apparaît toujours d’actualité et soutenu par l’Union européenne. Selon Paolo Toselli, cette liste est composée de projets qui n’en sont encore qu’à un stade embryonnaire et loin de pouvoir être soutenus.

Sur quelle base alors les citoyen·nes peuvent-ils et elles accéder à de réelles informations ? Pourquoi l’UE publie-t-elle une liste de projets dont elle ne sait pas si oui ou non elle pourra les soutenir ?

Et maintenant ?

Il faudra donc garder à l’œil les documents européens et réagir si l’Europe décide malgré tout de participer à ce projet. Pour un continent qui se veut un modèle en termes de protection de l’environnement et des droits humains, il serait hypocrite d’investir – ou même d’encourager des entreprises privées à investir – dans un projet aussi néfaste sur ces deux aspects. À la mi-avril 2025, nous avons appris par notre partenaire Gilberto Lima que la Deutsche Bahn, qui devait également participer au financement du projet, avait décidé de s’en retirer, et que le protocole d’accord qui avait été signé pour le projet a maintenant expiré et n’a pas été renouvelé – de bonnes nouvelles donc.

« On parle toujours de ‘projets développement’, mais ces projets tuent des milliers de personnes. Ce n’est pas ça le développement. […] Après, on entend qu’on est contre le développement. C’est faux. On est contre ces projets-là, qui nous chassent de nos territoires et nous empêchent de vivre comme on le fait. […] On a besoin d’un développement qui nous inclut, pas un qui nous exclut. » (Représentante d’une communauté brésilienne, venue en Belgique pour contester un projet similaire).

De plus, comme ce projet s’inscrit dans le cadre du Global Gateway, il ne sera sans doute pas le seul de ce style à voir le jour dans les prochaines années. Cela vaut donc la peine de s’attarder quelque peu sur cette stratégie européenne.

Le Global Gateway, qu’est-ce que c’est ?

Retenez bien ce nom, car vous n’avez sans doute pas fini d’en entendre parler. Le Global Gateway (GG) – dont la traduction en français pourrait ressembler à « portail mondial » – est une stratégie mise en place par l’Union européenne dans le but de « contribuer au développement des pays partenaires émergents et en développement […] en s’appuyant sur la mobilisation du secteur privé »3« Qu’est-ce que la stratégie européenne Global Gateway ? » – Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, France diplomatie.

Les principaux objectifs de la stratégie GG sont les suivant :

  • D’une part, il s’agit de concurrencer la Chine, qui – à travers sa politique « One Belt One Road » – aussi souvent appelée « Nouvelle route de la soie » – investit des milliards de dollars pour déployer ses infrastructures à travers le monde et ainsi renforcer son influence, notamment en Afrique et en Amérique latine.
  • D’autre part, l’Union européenne souhaite repenser sa manière de faire de la coopération au développement, en la faisant davantage reposer sur les investissements privés et en cherchant à utiliser encore plus la coopération au service de ses propres intérêts géostratégiques et commerciaux. L’Europe souhaite notamment s’assurer un accès privilégié à certaines matières premières.

Entre 2022 et 2027, ce sont ainsi 300 milliards d’euros que l’UE s’est donné pour but d’injecter dans différents « projets de développement ». Cinq secteurs ont été identifiés comme prioritaires : le numérique, le climat et l’énergie, le transport, la santé, et l’éducation et la recherche.

Mais alors, quel est le problème ?

Les problèmes liés à cette nouvelle stratégie sont multiples. Une étude récente sur le sujet, intitulée À qui profite le Global Gateway ?4À qui profite le “Global Gateway” ? La nouvelle stratégie de coopération au développement de l’UE, Eurodad, Counter Balance et Oxfam, Octobre 2024 en identifie trois principaux.

  1. Le manque de transparence. On le mentionnait déjà plus haut : qu’il s’agisse des sources de financement ou des projets concernés, il est très compliqué d’obtenir des renseignements. « Il y a un manque significatif d’informations accessibles au public sur le financement des projets, les processus d’appel d’offres, les contrats attribués et les évaluations indépendantes et transparentes des finances, des droits humains et de l’environnement. Il est donc impossible de suivre et d’évaluer la manière dont les projets contribuent aux objectifs de développement, ou le risque d’impacts négatifs dans les pays bénéficiaires. »5À qui profite le “Global Gateway” ? La nouvelle stratégie de coopération au développement de l’UE, Eurodad, Counter Balance et Oxfam, Octobre 2024. Dès sa conception, ce problème s’est fait ressentir : la stratégie du Global Gateway est une initiative de la Commission et ni les pays bénéficiaires, ni la société civile – autant au Nord qu’au Sud – n’ont été consultés.
  • De potentielles répercussions négatives sur les droits humains et l’environnement. Sur le plan humain, les droits tels que l’accès à la terre ou à la santé sont menacés, tandis que, du point de vue environnemental, des projets miniers, des extensions de ports et aéroports, des projets d’extraction de carburants fossiles sont au programme. S’il existe bel et bien un organe censé étudier les impacts des projets, notamment sur l’environnement et les communautés locales, cet organe – la Banque européenne d’investissement (BEI) – fait l’objet de nombreuses critiques à différents niveaux, notamment concernant son manque de vérification et de transparence.
  • Enfin, la stratégie bénéficierait principalement aux entreprises du Nord et aux intérêts géostratégiques européens, au détriment des objectifs principaux de la coopération au développement tels que la lutte contre la pauvreté.

Repenser la coopération au développement de l’UE : oui mais…

Le Global Gateway se propose de repenser la coopération au développement, ce qui est nécessaire dans un monde dont les dynamiques sont en constante évolution. Mais penser une nouvelle stratégie sans jamais consulter des acteurs et actrices du Sud et la fonder sur un objectif de profit des entreprises basées au Nord, cela semble un très mauvais point de départ.

La visite de la délégation brésilienne à Bruxelles permet de mettre en lumière certaines des tensions profondes entre les discours des pays européens sur le développement et les réalités vécues par les communautés locales. Si le projet Grão-Pará Maranhão symbolise une forme de néocolonialisme mal déguisé, il révèle plus largement les failles structurelles d’initiatives comme le Global Gateway, qui prétendent réinventer la coopération tout en reproduisant des logiques d’exploitation et de destruction.

Pour être à la hauteur de ses valeurs proclamées de protection des droits humains et de l’environnement, l’Union européenne doit repenser ses stratégies, en plaçant les populations locales au centre des décisions et en garantissant transparence, justice et inclusion. Sans cela, ces projets ne feront que perpétuer des modèles destructeurs sous une nouvelle étiquette. Face à ces enjeux, la mobilisation des citoyen·nes, des ONG et des leaders locaux reste essentielle pour imaginer un développement qui ne détruit pas, mais qui respecte et enrichit les communautés qu’il est censé servir.


  • 1
    Idem
  • 2
    Du colonialisme au néocolonialisme, par René Gendarme (Le Monde diplomatique, décembre 1970).
  • 3
    « Qu’est-ce que la stratégie européenne Global Gateway ? » – Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, France diplomatie.
  • 4
    À qui profite le “Global Gateway” ? La nouvelle stratégie de coopération au développement de l’UE, Eurodad, Counter Balance et Oxfam, Octobre 2024
  • 5
    À qui profite le “Global Gateway” ? La nouvelle stratégie de coopération au développement de l’UE, Eurodad, Counter Balance et Oxfam, Octobre 2024
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