Une poule se tient sur une clôture, à l'arrière-plan une ville dans le brouillard
photo par Olga Stenina
Analyses

Du Pérou à la Belgique – de la pandémie à l’agroécologie ?

par Alexandre Blanchart
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En Belgique comme au Pérou, le Covid 19 évoque de bien mauvais souvenirs : des milliers de décès et une économie paralysée. Avec, pour conséquence, une grave crise sociale et alimentaire. Pour faire face à cette situation inédite depuis la Seconde Guerre Mondiale, de nombreux projets agroécologiques ont vu le jour ou ont connu une seconde jeunesse, surtout dans les grandes villes, premières victimes de la hausse de l’insécurité alimentaire.  Cinq ans après le début de la pandémie, la campagne de carême 2025 d’Entraide et Fraternité est l’occasion de faire le bilan. Ces projets se sont-ils écroulés avec le « retour à la normale » ? Ont-ils, au contraire, constitué l’avant-garde d’un changement durable ? Au Pérou comme en Belgique, la pandémie a-t-elle favorisé l’agroécologie ? 

Covid-19. Partout dans le monde, ce nom évoque de bien mauvais souvenirs. Au Pérou, sa seule évocation rappelle les 216 877 victimes emportées par les deux vagues de la maladie. Ce nombre de décès représente 0,6% de la population péruvienne, ce qui en fait le pourcentage le plus élevé au monde1Covid-19 au Pérou : plus de 200 000 morts provoqués par la pandémie dans LE MONDE, lemonde.fr/planete/article/2021/10/23/covid-19-dans-le-monde-le-perou-depasse-les-200-000-morts_6099619_3244.html.. En Belgique aussi, le nom « Covid-19 » rappelle un trop grand nombre de victimes, 34 376 à la fin de la pandémie2Belgium dans WORLDMETERSINFO, worldometers.info/coronavirus/#countries. La crise sociale et alimentaire qu’a causée la pandémie n’est pas terminée.

Dans le cas du Pérou, la FAO alerte sur la situation postpandémie du pays. En 2022-2023, 16,6 millions de Péruvien·nes souffraient ainsi d’insécurité alimentaire (contre 8 millions avant la pandémie)3Timbert, A., Au Pérou, la pauvreté gagne du terrain, manger à sa faim devient compliqué dans ACTU LATINO, actulatino.com/2022/12/07/au-perou-la-pauvrete-gagne-du-terrain-manger-a-sa-faim-devient-complique. Confirmation d’une situation préexistante, les cas de pauvreté et de malnutrition se rencontrent majoritairement en ville4Idem. En Belgique, la Croix-Rouge interpelle public et autorités dès mars 2021. Après un an de pandémie, des pans entiers de la jeunesse, des petits indépendants ou des travailleurs à temps partiel ont basculé dans la pauvreté5Gordillo, A., Coronavirus en Belgique : la pauvreté gagne du terrain et touche de nouveaux publics à cause de la pandémie dans RTBF, rtbf.be/article/coronavirus-en-belgique-la-pauvrete-gagne-du-terrain-et-touche-de-nouveaux-publics-a-cause-de-la-pandemie-10716285.  Même cause, mêmes effets. Comme au Pérou, une partie de plus en plus grande de la population peine chez nous à se nourrir correctement. La Croix-Rouge constate ainsi une hausse de 32% du recours à l’aide alimentaire dans ses points de distribution6Idem.  

Dans les deux pays, le nom Covid-19 est donc synonyme de drames. Toutefois, il pourrait (voire devrait) aussi être associé aux termes plus positifs de… transformation du système alimentaire ! En effet, les confinements, la rupture des chaînes d’approvisionnement, l’inflation généralisée ou les angoisses existentielles de la classe moyenne urbaine constituent autant de raisons de contester l’ordre alimentaire mondial. Conséquence de la crise : de nombreux projets agroécologiques ont vu le jour ou ont connu une seconde jeunesse, surtout le cas dans les grandes villes, premières victimes de la hausse de l’insécurité alimentaire.  

L’insécurité alimentaire   L’organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) définit l’insécurité alimentaire de la façon suivante :   « Une personne est en situation d’insécurité alimentaire lorsqu’elle n’a pas un accès régulier à suffisamment d’aliments sains et nutritifs pour une croissance et un développement normal et une vie active et saine. Cela peut être dû à l’indisponibilité de nourriture et/ou au manque de ressources pour se procurer de la nourriture. L’insécurité alimentaire peut être ressentie à différents niveaux de gravité. ».   Dans le cas du Pérou, l’insécurité alimentaire est qualifiée de modérée. En d’autres termes, les personnes concernées parviennent à se nourrir mais au prix du sacrifice d’autres besoins fondamentaux (soins de santé, frais de scolarité, etc.). De plus, la nourriture consommée est souvent de mauvaise qualité, composée d’aliments transformés car ce type d’aliments s’achète plus facilement et à un prix plus bas que les fruits et légumes frais.    Bien que n’étant pas la forme la plus grave d’insécurité alimentaire, l’insécurité alimentaire modérée peut avoir de lourdes conséquences sanitaires sur les victimes : stress, sous-nutrition, obésité, diabète, etc.7Source : La faim et l’insécurité alimentaire dans FAO, fao.org/hunger 

San Juan de Lurigancho : de l’agroécologie au sommet des bidonvilles

San Juan de Lurigancho ne figure jamais dans la liste des lieux incontournables à visiter à Lima. Au contraire : ce district très peuplé8Entre 1 et 1,5 M² d’habitant·es de la capitale péruvienne est assimilé à l’extrême pauvreté, à la violence et au trafic de drogues. Cette image n’est pas entièrement fausse ; elle repose sur un constat bien réel. Toutefois, elle ne doit pas mener à une stigmatisation de la population locale ou à une occultation de sa capacité de résistance à ces problèmes.  

En juin 2024, une équipe belgo-péruvienne composée d’Entraide et Fraternité, du MOCCIC9Le « Movimiento Ciudadano frente al Cambio Climático » (Mouvement Citoyen contre le Changement Climatique), est une coalition d’ONG environnementales péruviennes. Il est partenaire d’Entraide et Fraternité depuis 2022. et de KALLPA10Kallpa (« énergie » en quechua) est une association de protection de l’enfance active dans les bidonvilles de Lima. Elle est partenaire d’Entraide et Fraternité depuis 2011  a gravi les collines de San Juan de Lurigancho à la rencontre de cette population en lutte. En lutte pour sa souveraineté alimentaire en particulier. Pour faire face à la trilogie pandémie-confinement-inflation, de nombreux projets agroécologiques11Toutes les informations contenues dans les paragraphes suivants sont issues des visites de terrain effectuées par Entraide et Fraternité entre le 14 juin et le 1er juillet 2024.  ont en effet vu le jour au sommet des bidonvilles.  

Des projets « de femmes » ?  Autre aspect remarquable des projets développés à Lima : la forte participation des femmes des quartiers concernés. Qu’il prenne la forme d’un comedor popular, d’un jardin partagé ou de plantations individuelles, le développement agroécologique de la ville passe par les femmes. Ce sont essentiellement des femmes qui imaginent, développent et gèrent les projets soutenus par les partenaires d’Entraide et Fraternité. Cet état de fait s’explique par la culture patriarcale du pays. Le Pérou reste en effet marqué par un machisme structurel et une répartition genrée du travail. Nombre d’hommes ont ainsi un emploi – précaire – à l’extérieur tandis que les femmes restent à la maison pour s’occuper des tâches ménagères[1]. C’est donc en priorité sur elles que repose l’alimentation du foyer. Pour les femmes de San Juan, s’investir dans l’agroécologie urbaine signifie répondre à un besoin essentiel, s’autonomiser vis-à-vis du mari ou de la famille et renforcer leur position sociale. Les projets agroécologiques constituent donc un véritable vecteur d’émancipation féminine. 

Situé au milieu du bidonville, La lombriz feliz(Le lombric heureux) est le cœur d’un impressionnant réseau agroécologique. Ce centre dédié à l’apprentissage du compostage accueille en moyenne vingt-cinq personnes lors de ses formations hebdomadaires. Ces vingt-cinq personnes appliquent ensuite les connaissances acquises à leurs propres projets. Ces projets peuvent être de natures diverses : plantations individuelles en pots, comedor popular (cantine autogérée par plusieurs familles12Des cantines similaires existent aussi en Belgique, Action Vivre Ensemble a d’ailleurs publié une analyse à ce sujet : vivre-ensemble.be/publication/analyse2024-12), local éducatif pour les enfants, etc. Ils ont toutefois un point commun : ils sont tous agroécologiques. Tous fonctionnent selon le principe de la rotation des cultures, avec des engrais naturels et refusent bien entendu tout usage de pesticides ! 

La lombriz feliz existe depuis 1991. À l’origine, l’apprentissage du compostage est une nécessité sanitaire : il faut recycler les déchets organiques afin de prévenir les épidémies de choléra. Avec le temps cependant, l’aspect socio-environnemental prend de plus en plus d’importance. À cet égard, le Covid-19 marque un vrai tournant. Confrontées à la nécessité de se nourrir malgré le confinement, les familles se tournent presque naturellement vers l’agroécologie.  

Cinq ans plus tard, l’agroécologie fait donc partie du quotidien de plusieurs dizaines de familles. Bien sûr, l’espace disponible est très limité dans un quartier très peuplé comme San Juan de Lurigancho. L’agroécologie urbaine ne fournit donc pas l’entièreté de l’alimentation des familles concernées. Elle constitue toutefois une aide réelle et indispensable, notamment pour l’apport en légumes frais.  

Cependant, l’apport de l’agroécologie urbaine ne se limite à l’alimentation ou à l’environnement. Elle contribue aussi et surtout au bien-être social et psychologique de la population. De nombreux témoignages expliquent en effet que le soin à apporter aux plantes constitue une pause salutaire dans un quotidien difficile. Elle forme également un efficace levier d’émancipation féminine (voir encadré ci-dessus).  

Charleroi : le Pays noir ET vert

Toute proportion gardée, Charleroi présente certaines similitudes avec San Juan de Lurigancho, à commencer par le rapprochement (réel ou supposé) entre pauvreté et criminalité. La métropole hainuyère subit de plus divers préjugés en lien avec son passé industriel : elle serait laide, sale, éternellement polluée, etc. Pourtant, comme à San Juan de Lurigancho, la population locale ne baisse pas les bras. Ainsi, les projets de jardins partagés abondent depuis quelques années, à tel point que le « Pays noir » devient presque un « Pays vert ».  

JardinsJAQUADY

Créé en 2010, le réseau JAQUADY (Jardins de quartiers dynamiques) est le cœur battant du « verdissement » de Charleroi. Membre actif de la Maison de la Participation et des Associations, une asbl créée par la ville de Charleroi en soutien au secteur associatif local, il regroupe actuellement 25 jardins. Ces jardins sont de tailles diverses mais partagent quatre objectifs communs : favoriser la convivialité au sein des quartiers, promouvoir la production de nourriture locale, favoriser la biodiversité et lutter contre le gaspillage alimentaire13mpacharleroi.be/le-reseau-jaquady-jardins-de-quartiers-dynamiques-un-reseau-de-jardins-partages-pour-redynamiser-les-quartiers-de-charleroi.

Concrètement, le réseau JAQUADY ne crée aucun jardin lui-même14Toutes les informations contenues dans les paragraphes suivants sont issues d’un entretien avec Julie Claes, responsable du réseau JAQUADY, réalisé à Charleroi le 10 décembre 2024.. Il s’agit à chaque fois d’initiatives citoyennes, de demandes issues d’habitant·es ou de collectifs de quartiers. Par contre, le réseau fournit un appui financier – modeste -, logistique – un terrain communal – et administratif – pour la rédaction d’appel à projet ainsi que la concertation avec les riverain·es. Comme à San Juan de Lurigancho, les jardins ne sont pas imposés à la population locale par des associations « bien-pensantes ». Il s’agit à chaque fois de projets pensés, créés et gérés par des habitant·es.

Le Jardin du Soleil en est un bon exemple. À l’origine de cette initiative, une institutrice de l’école maternelle du Roton, à Charleroi-Nord. Avec sa classe, elle a entrepris de déblayer une friche située à proximité de l’école. Petit à petit, le projet s’est organisé et a rejoint le réseau JAQUADY. D’autres écoles, dont une d’horticulture, se sont associées à l’école du Roton pour la mise en œuvre du jardin. Inauguré en juin 2024, ce dernier est à présent un symbole de la transition écologique en cours à Charleroi.

Au jardin du Roton comme dans les autres jardins partagés carolorégiens, les bénéfices apportés par le projet à la vie locale dépassent de très loin le seul aspect écologique. C’est d’abord et avant tout le lien social créé par ces jardins qui est cité comme principale motivation des volontaires engagé·es dans le réseau JAQUADY. Cet aspect est d’autant plus important que la pandémie de Covid-19 avait stoppé toute vie sociale collective. Le développement des jardins partagés permet donc de répondre à une vraie demande de lien social des populations locales. Un autre avantage, peut-être plus inattendu, est celui de l’élimination des incivilités liées à la propreté. Les jardins s’installent en effet sur des terrains plus ou moins abandonnés. Plus l’abandon perdurait, plus ces friches devenaient des dépôts d’immondices clandestins. Par contre, une fois ces terrains réinvestis par un jardin partagé, les dépôts tendent à disparaitre et la qualité de vie du quartier à s’améliorer.

Charleroi partage ainsi un autre point commun avec San Juan de Lurigancho. L’agroécologie urbaine y est en pleine expansion mais elle répond autant, si pas plus, aux besoins sociaux de la population plus qu’à des objectifs écologiques/alimentaires au sens strict.

Et maintenant ?

S’il est exagéré d’affirmer que la pandémie a directement mené à l’agroécologie, le changement n’en est pas moins en marche. San Juan de Lurigancho et Charleroi ne sont que deux exemples parmi d’autres. Partout dans le monde, les initiatives fleurissent. Elles ne sont pas toutes agroécologiques au sens strict du terme, mais elles partagent toutes la même ambition : (re)mettre de la nature en ville afin de faire face à la crise socio-environnementale actuelle.  

Les exemples de San Juan de Lurigancho et de Charleroi peuvent (doivent ?) inspirer d’autres villes à travers le monde ; mais il faut se garder de toute naïveté. La généralisation de l’agroécologie urbaine et, partant, une plus grande autonomie alimentaire des villes ne dépendront pas de la bonne volonté des citoyen·nes. Les projets citoyens fonctionnent, ils montrent la voie à suivre mais il faut que les pouvoirs publics assument leur part du travail. Sur la base des expériences belge et péruvienne relatées ici, on peut dégager les pistes politiques suivantes :

  • Accorder un soutien structurel aux projets d’agroécologie urbaine. Ce soutien doit être à la fois financier, matériel et humain. Tous les projets découverts à Lima et à Charleroi souffrent des mêmes problèmes. Après quelques années, les volontaires impliqué·es s’essoufflent, la bonne continuité du projet nécessite des fonds difficiles à trouver, etc. Par conséquent, de nombreux excellents projets s’éteignent après quatre ou cinq ans d’existence. Cela est d’autant plus vrai dans le cas belge, où l’agroécologie urbaine n’a pas l’aspect vital qu’elle a pour les habitant·es de San Juan de Lurigancho. Seuls un soutien financier structurel et des emplois pérennes permettront à ces projets de durer et d’atteindre leurs objectifs à la fois sociaux, alimentaires et écologiques.
  • Les autorités locales, nationales et internationales doivent mettre la lutte pour la justice sociale et environnementale en tête de leurs priorités. En effet, les projets agroécologiques, même massivement soutenus, ne pourront jamais compenser les dégâts causés par un système de consommation basé sur la surexploitation (voire la destruction) et le gaspillage des richesses humaines et naturelles de la planète.     

Seul le respect de ces conditions permettra à nos sociétés de « faire partie de la solution, non de la pollution », comme le clame la fresque péruvienne reproduite ci-contre.  

Avec le soutien de