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Analyses

The Farmer Case – L’agriculteur, le grand pollueur et le juge

par Eloïse Tuerlinckx
# Hugues Falys # The Farmer Case # TotalEnergies
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En quelques mots…

Hugues Falys, agriculteur wallon, accompagné par trois associations, attaque en justice TotalEnergies, multinationale active dans les énergies fossiles. Il espère ainsi que l’entreprise soit reconnue responsable de la pollution qu’elle émet et de ses conséquences néfastes sur ses activités agricoles. Au-delà de son cas personnel,

Hugues Falys et les associations qui l’accompagnent entendent

  • faire reconnaître la responsabilité de ces géants pollueurs dans le bouleversement climatique en cours ;
  • obliger ces pollueurs à assumer les conséquences néfastes de leurs activités, notamment en termes de dédommagements pour les pertes encourues ;
  • les forcer à mettre en place un vrai plan de transition pour sortir des énergies fossiles et ainsi réduire de façon significative et urgente les émissions de gaz à effet de serre.

En 7 questions-réponses, cette analyse permet de mieux comprendre se qui se joue dans ce procès hors du commun : les conséquences concrètes du bouleversement climatique en cours et la responsabilisation des grands pollueurs de la planète.

Le Farmer Case, qu’est-ce que c’est ?

En français, « l’Affaire du fermier », c’est le procès à venir d’une énorme multinationale, attaquée en justice par un agriculteur wallon. 

Hugues Falys est agriculteur à Lessines, dans le Hainaut, depuis plus de trente ans. Ces dernières années, à cause du dérèglement climatique, les évènements climatiques extrêmes s’enchaînent1« Evènement climatique extrême, c’est le nom donné à un phénomène météorologique qui se caractérise par son intensité : canicules, cyclones, ouragans, pluies torrentielles, sécheresses, … Le GIEC, dans son rapport de 2012, indique que ces phénomènes vont s’intensifier avec la hausse de la température globale. (IPCC_SREX_FR_web-1.pdf), avec une augmentation des périodes de sécheresse et des vagues de chaleur, mettant à mal ses cultures. TotalEnergies fait partie des entreprises les plus polluantes du monde. C’est à ce titre que l’agriculteur demande à la justice que Total soit considéré responsable de la pollution qu’elle émet et de ses répercussions sur son travail2Voir le site thefarmercase.be, dont est tirée une partie des informations présentées dans cette analyse.

De plus en plus fréquemment, les agriculteurs et agricultrices voient leurs cultures endommagées ou détruites par la sécheresse ou par des pluies torrentielles. Cela entraîne des pertes financières importantes pour une catégorie de travailleurs et travailleuses déjà moins bien rémunérée que la moyenne belge.

Hugues Falys, soutenu par trois associations – La ligue des droits humains, FIAN Belgique et Greenpeace – décide alors de saisir la justice et de demander réparation pour les dommages subis sur ses cultures.

Réchauffement climatique :  où en sommes-nous ? Où allons-nous ?

Selon les dernières moyennes climatiques relevées, nous serions actuellement à un réchauffement d’environ 1,3°C par rapport à la moyenne de référence de 1850-1900. En 2024, pour la première fois, nous avons connu plus de 12 mois d’affilée où l’augmentation de température était supérieure à 1,5°C31,5 °C : ce que ça signifie et pourquoi c’est important | Nations Unies.

Des impacts genrés

La crise climatique n’est pas neutre : elle impacte certaines parties de la population plus que d’autres. C’est notamment le cas des femmes, qui sont de manière générale plus fortement impactées par le dérèglement climatique. Les agricultrices wallonnes ont un accès à la terre moindre et des revenus plus faibles en moyenne que leurs homologues masculins.

Ces inégalités se retrouvent renforcées par le changement climatique qui rend les terres cultivables plus rares et les revenus financiers plus faibles. Le changement climatique a également pour conséquence de renforcer les violences sexistes. Une étude montre que durant les périodes de vague de chaleur, les féminicides augmentent de 28%.

Avec le dérèglement climatique, les événements météorologiques extrêmes vont devenir de plus en plus fréquents. Un panel d’experts s’est récemment penché plus précisément sur les incidences du dérèglement climatique en Région wallonne4Portail Climat – AWAC. Selon les dernières données, la Wallonie fait partie des zones du monde qui se réchaufferont plus rapidement que d’autres. Ainsi, on estime que lorsque le réchauffement global sera de 2°C, nous aurons déjà en Wallonie subi localement un réchauffement allant de 3 à 4°C, selon les zones. Les inondations, les vagues de chaleur, les sécheresses et les tempêtes sont les événements climatiques extrêmes qui s’accentueront le plus dans notre région.

Si une augmentation de 2°C peut paraître une faible différence, gardons en tête que cela équivaut à un climat du centre de la France et s’accompagne d’étés très chauds et secs, ou très pluvieux. Les pluies extrêmes seraient dans ce scénario deux fois plus fréquentes qu’aujourd’hui, entraînant également des risques d’inondation. Les vagues de chaleur seront également deux fois plus fréquentes que ce que nous connaissons actuellement. Les scénarios d’un réchauffement à 3 ou 4°C peuvent être consultés sur le Portail Climat de l’Agence wallonne de l’air et du climat5Portail Climat – AWAC

Ces événements climatiques ont des conséquences très concrètes sur la santé, l’économie, les écosystèmes, les infrastructures, la biodiversité et l’agriculture. L’acidification des sols, la gestion de l’eau, le dérèglement des saisons ou encore la propagation d’insectes ravageurs représentent des défis de taille pour le monde agricole… Défis qui iront croisssant aux cours des prochaines années.

Pour les agriculteurs et agricultrices, la hausse des températures et ses conséquences nécessitent de s’adapter urgemment. Aujourd’hui, ce sont 8 agriculteurs et agricultrices sur 10 qui rencontrent directement des difficultés en raison du réchauffement climatique.

Quelles sont les conséquences concrètes pour cet agriculteur wallon ?

Hugues Falys cultive des céréales, des légumes, quelques fruits, et élève une centaine de vaches en élevage extensif6L’élevage intensif est un mode d’élevage industriel, où un grand nombre d’animaux sont élevés dans un espace restreint . Au contraire, l’élevage extensif privilégie les grands espaces et les ressources locales pour l’alimentation des animaux. et biologique. Ces dernières années, les sécheresses et vagues de chaleur ont eu des conséquences importantes sur ses récoltes, réduisant sa production et le nombre de vaches qu’il a la capacité de nourrir grâce à ses cultures. Cela a donc pour lui un double prix (un triple en comptant celui du stress sur la santé) : il vend moins et ses coûts de production augmentent, puisqu’il est obligé d’acheter des céréales supplémentaires pour ses vaches, ses propres cultures ne suffisant plus à les nourrir. Il a également dû réduire le nombre de vaches de son cheptel.

Pourquoi attaquer TotalEnergies ?

TotalEnergies, groupe français actif dans les énergies fossiles, fait partie des entreprises les plus polluantes du monde. Total appartient à ce qu’on appelle les «  supermajors  », les six plus grosses entreprises privées du secteur pétrolier et gazier, avec ExxonMobil, Shell, Chevron, BP et ConocoPhillips7Total est-il vraiment l’un des plus gros pollueurs de la planète ? – Le Monde. En Belgique, Total est le premier distributeur du pays, notamment grâce à son rachat de Petrofina en 1999.

Dans les années 70, Total, bien que déjà très conscient des impacts de ses activités sur le réchauffement climatique, décide de créer le doute quant à l’origine de ce réchauffement, dans le but de ralentir les politiques climatiques qui pourraient être prises aux dépens de ses activités8Les Parties – Thefarmercase.be.

Depuis, Total prétend se verdir, mais sa transition – bien qu’importante – reste anecdotique et relève surtout du greenwashing. Sur ses investissements, plus de 70% sont toujours consacrés aux énergies fossiles. Un rapport estime que d’ici à 2030, le pétrole et le gaz représenteront encore 80% du mix énergétique produit par Total : une transition bien trop lente au regard des enjeux et des conséquences déjà bien réelles9Ibid.

De plus, Total est également bien connu pour de nombreuses violations des droits humains dans différents pays, notamment au Yémen.

Plus qu’une compensation financière, c’est un appel à plus d’égalité qui se joue ici. Pour l’année 2024, Total déclare des bénéfices nets de 15,2 milliards d’euros et les dividendes reversés aux actionnaires dépassent les 13 milliards1015.2 milliards d’euros de bénéfices pour TotalEnergies : l’indécente lucrativité des pollueurs – Espace Presse Greenpeace France. Pourtant, ces bénéfices se font au détriment de la société : quand Total produit pour s’enrichir, notre santé, notre environnement, notre agriculture, nos villes se dégradent et en paient le prix fort. Le changement climatique est doublement lié aux inégalités : nous sommes inégaux dans notre exposition aux changements climatiques et inégaux dans notre capacité à y répondre. 

Quels sont les objectifs visés par la plainte ?

Hugues Falys attaque TotalEnergies sur la base d’un article du Code civil belge qui oblige une personne ou une entreprise qui aurait commis une faute à réparer les dommages engendrés. Il doit donc prouver trois éléments : 1) que TotalEnergies est en faute, 2) que le fermier a subi des dommages et 3) que la faute de Total est en lien avec ces dommages. Il espère, par cette action, obtenir une reconnaissance des dégâts et des impacts colossaux que le dérèglement climatique a sur sa ferme.

Il espère également que cela poussera TotalEnergies à enfin proposer un plan de transition crédible vers une énergie durable. Car l’entreprise continue d’investir dans de nouveaux projets d’énergies fossiles et cela doit cesser. 

Enfin, il souhaite que les entreprises qui affectent ainsi la vie de milliers de personnes soient reconnues responsables de leurs actions et de leurs conséquences néfastes. Ces multinationales violent les droits humains et détruisent l’environnement en toute impunité.  

Si Hugues Falys sort vainqueur de ce procès, il s’engage à reverser l’intégralité du montant de réparation à l’association Farm for Good, un réseau de fermes qui facilite la transition vers l’agroécologie et des pratiques agricoles plus durables.

Utiliser la justice, ça marche ?

Il est devenu de plus en plus courant, ces dernières années, d’utiliser la justice pour des affaires liées au climat. En juillet dernier, un jugement historique de la Cour internationale de Justice affirmait que « les États ont l’obligation de prévenir les dommages significatifs à l’environnement et doivent coopérer de bonne foi pour enrayer le changement climatique »11Climat : avis historique de la CIJ sur les obligations des Etats – ONU France.

Plusieurs États, dont la Belgique et les Pays-Bas, ont déjà été condamnés par leur cour de justice nationale à réduire leurs émissions de gaz à effet de serre, par des procès appelés respectivement « Klimaatzaak » et « affaire Urgenda ».  En 2021, aux Pays-Bas, l’entreprise Shell avait également été condamnée et forcée à réduire ses émissions de gaz à effet de serre de 45% d’ici à 2030. Shell remporta ensuite l’affaire en appel. Les éléments qui ressortent de ce dossier permettent néanmoins de renforcer la préparation du procès à venir12FAQ – Thefarmercase.be.

Au Parlement européen :  surdité sélective

En juin 2023, le Parlement européen votait la directive sur le devoir de vigilance des entreprises. C’était l’aboutissement d’un long parcours législatif et d’une large mobilisation de la société civile qui trouvait son origine dans le drame du Rana Plaza, au Bangladesh, en avril 201313Voir notamment Devoir de vigilance des entreprises : la finance hors-la-loi ?, par Lora Verheecke, analyse, Entraide et Fraternité, 2024. .

En 2025, sous couvert d’une « simplification administrative », la Commission européenne mettait sur la table la loi « Omnibus », qui détricote une série d’avancées sociales et environnementales, dont ce devoir de vigilance des entreprises. Le Farmer Case met pourtant en lumière l’impérieuse nécessité de la responsabilisation des sociétés, en particulier les plus toxiques pour la planète. C’est indispensable si  l’on veut limiter les catastrophes climatiques dans les années qui viennent.

Si certains géants, comme TotalEnergies, se limitent à du greenwashing, d’autres, et non des moindres, sont demandeurs d’une législation européenne qui impose des règles sociales et environnementales. Pour preuve, le 15 septembre 2025, le Forum européen pour l’investissement responsable (Eurosif) et ses alliés dans le financement durable ont relancé leur déclaration en faveur des règles de durabilité, avec 477 signataires (contre 198 le 1er juillet), dont de nombreuses entreprises comme Aldi, EDF, Decathlon, H&M, IKEA, Nestlé, Nokia, l’Occitane, Vattenfall. Pas (seulement) par conscience écologique : dans cette déclaration, Eurosif explique que « les entreprises qui appliquent les règles européennes en matière de durabilité sont susceptibles d’être plus résilientes, mieux préparées aux défis et opportunités liés à la durabilité, et plus à même de communiquer ces facteurs aux investisseurs et aux autres acteurs financiers. »14Joint-statement-Omnibus.pdf – Eurosif

Le 23 septembre dernier, lors une table ronde organisée au Parlement européen par l’Institut danois des droits humains et des députés européens, « les entreprises ont insisté sur l’importance de s’assurer qu’elles peuvent exercer leur devoir de diligence tout au long de leur chaîne de valeur (conformément à la proposition initiale et aux principes directeurs des Nations Unies). » Elles ont, comme les entreprises d’Eurosif, souligné les avantages commerciaux de cette vigilance par rapport aux droits humains et à l’environnement : « garantir leur compétitivité, attirer des investissements, éviter les poursuites judiciaires, conserver la confiance des consommateurs et protéger leur réputation. »15Editor’s note: policymakers aren’t really listening to business – SustainableViews

Mais les parlementaires favorables à l’assouplissement du devoir de vigilance n’étaient pas là pour entendre ces arguments. Si ces déclarations montrent à la société civile progressiste qu’elle a des alliés, non seulement parmi les politiques, mais aussi dans le monde des entreprises (et non des moindres), elle met aussi en lumière la surdité sélective des politiques partisans de la dérégulation à tout crin – et quel qu’en soit le prix pour l’humanité.

Comment agir ?

Les plaidoiries du Farmer Case ont lieu les 19 et 26 novembre 2025 au tribunal de l’entreprise de Tournai. Quelle que soit l’issue du procès, il est important de montrer que des citoyen·nes soutiennent l’agriculteur et souhaitent la fin de l’impunité des gros pollueurs.

Un formulaire en ligne permet aux citoyen·nes de montrer leur adhésion à la cause défendue par Hugues Falys. Il est disponible sous le lien suivant : thefarmercase.be/soutenir-hugues

Rappelons que s’il est déjà très tard pour agir contre le bouleversement climatique, il n’est jamais trop tard pour le garder dans des limites supportables. Chaque dixième de degré fait une différence, et agir au plus vite permettra de limiter les dégâts et de garder une terre viable pour les humains.