Jubilé 2025 – en finir avec la dette ?
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Noël 2024 : l’ouverture par le pape François de la Porte sainte de la basilique Saint-Pierre à Rome marque le début de l’Année sainte. Beaucoup de médias ont retransmis la scène qui respecte le rythme : l’Église catholique célèbre une Année sainte tous les 25 ans. Outre les discours, cérémonies, colloques et discours, prévisibles à cette occasion, pouvons-nous attendre quelque événement marquant, dans la ligne de l’origine historique, qui associe le jubilé à la remise de dettes ?
D’emblée, nous sommes ainsi inscrit·es dans une tradition de rééquilibrage qui ne peut que convenir à l’Église, en la situant dans une position de soutien de la justice et d’appui à des personnes, groupes, pays pauvres. Elle est souvent appelée à le faire, comme si c’était son lieu naturel, là où l’attendent les hommes et les femmes de bonne volonté. Les réponses positives ne manquent pas, heureusement. Le Jubilé est donc une bonne occasion à ne pas rater pour jouer son rôle.
Il suffit de prêter un peu d’attention à la vie collective, y compris dans des petits groupes, pour le comprendre intuitivement : laissé·es à leur seule dynamique, les plus fort·es vont s’imposer, tirer profit de la situation, accumuler les avantages, exclure, écraser ou exploiter les plus faibles, selon les cas. Les cours de récréation sont des espaces de racket si aucune vigilance n’y est exercée. Et quel espace reste aux filles si les garçons déferlent avec un ballon ?
À l’autre bout de l’échelle, comment nourrir sa famille grâce à la pêche à partir du petit bateau traditionnel si les gros chalutiers venus de lointains pays se sont déjà servis, jusqu’à racler le fond des mers ? N’y a-t-il pas un devoir de vigilance dans le sens de la phrase de Lacordaire, vraiment pas à la mode : « Entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur, c’est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit. »1Henri LACORDAIRE (1802-1861), Sermon à la chaire de Notre-Dame (1848) – Conférences de Notre-Dame de Paris, 1835-1851 (1855) Alors, mettons-nous à rêver : en décembre prochain, parmi celles et ceux qui auront été atteint·es par les diverses mesures économiques, sociales, culturelles, courra le bruit suivant : « eh bien, heureusement que l’Église a fêté le Jubilé cette année, nous nous portons mieux ».
Avant d’obtenir ce brillant bulletin, revoyons la longue histoire qui porte jusqu’à nous la tradition du Jubilé, pour nous interroger sur sa pertinence actuelle.
Une réponse nécessaire à un problème récurrent
La vie organisée en société fait preuve d’une étonnante plasticité. Le lien social se limite rarement à juxtaposer les individus. Il les relie les uns aux autres dans un jeu complexe de solidarités, de dépendances, d’affinités, de droits et de devoirs, formalisés ou pas. Les accès différenciés au pouvoir et à l’argent se combinent et construisent des structures hiérarchiques complexes. Les maîtres de la société, les mieux lotis, ont tout intérêt à maintenir un fonctionnement social qui voit converger vers eux et leur groupe social qui reste détenteur du pouvoir toute la richesse qui n’est pas indispensable – à des degrés divers – à la survie des autres. Au sommet, les « rois » veillent à maintenir l’écart dans les limites du tolérable.
Dans l’Antiquité, le roi Hammourabi reste fameux pour son code conservé au musée du Louvre. Souverain de Babylone (Irak actuel) au 18e siècle avant Jésus-Christ, il a proclamé plusieurs annulations générales des dettes de ses sujets, contractées à l’égard des pouvoirs publics ou des riches hauts fonctionnaires. Il conclut : « Le puissant ne peut pas opprimer le faible, la justice doit protéger la veuve et l’orphelin (…) afin de rendre justice aux opprimés ».2Sources : TOUSSAINT Eric, « La longue tradition des annulations de dettes en Mésopotamie et en Egypte du 3e au 1er millénaire av. J-C », CADTM, consulté sur internet le 24 décembre 2024. Il s’appuie sur HUDSON Michael, The Lost Tradition of Biblical Debt Cancellations, 1993. PONET Isabelle, « La remise des dettes au pays de Canaan au premier millénaire avant l’ère chrétienne », CADTM, consulté le 27 décembre 2024. SEUX M.-Joseph, Lois de l’Ancien-Orient, Supplément aux Cahiers Évangile 56, juin 1986.
Il est l’exemple le plus fameux d’une pratique récurrente entre 2400 et 1400 avant Jésus-Christ : des annulations de dettes généralisées – ou la libération d’esclaves pour dettes – sont pratiquées lors d ‘événements particuliers, tel le couronnement d’un nouveau roi. La mesure gardait aux paysans la propriété de leurs terres, limitant la concentration de la propriété dans de grands domaines latifundiaires, ce qui aurait augmenté le pouvoir des princes concurrents du roi et menacé le statu quo.
Après 1400 après Jésus-Christ, on ne trouve plus d’actes d’annulation des dettes. Parallèlement, les inégalités augmentent, les grands domaines croissent, la population migre et les luttes sociales contre les créanciers sont attestées.
Des mesures « jubilaires » ont été reprises plus tard en Égypte. Dès le 12e et jusqu’au 2e siècle avant JC, des lois d’amnistie ont précédé des annulations générales de la dette et de l’esclavage qui y est associé. De nouveau, le pharaon avait besoin d’une paysannerie fidèle pour nourrir et défendre le pays, ce qu’aurait empêché leur expulsion de leurs terres par les créanciers.
Le Jubilé dans la Bible : le livre du Lévitique (Lv 25)
C’est sur un tel arrière-fond que se comprend la pratique attestée dans la Bible. En 586 avant Jésus-Christ, Nabuchodonosor le Babylonien a emmené en exil l’élite du peuple. Une cinquantaine d’années plus tard, le roi Cyrus, qui l’a emporté sur Babylone, permet aux exilés juifs de rentrer au pays. Moins belle que le rêve, la réalité voit l’endettement opposer les Juifs les uns aux autres. Toujours dominés à l’intérieur de l’empiler perse, vont-ils s’entredétruire ?
Le milieu des prêtres, qui tente de reconstruire une cohésion dans le peuple, le fait autour du monde qui est le sien, mettant l’accent sur la sainteté de Dieu et sa transcendance. Pour s’approcher de Lui, les normes de pureté et les rites sont essentiels. Les auteurs donnent au Jubilé qu’ils instaurent le même statut de « Parole de Dieu ». Ils imposent ainsi des limites aux excès d’écarts dans le peuple en créant l’année jubilaire qui reviendra tous les 50 ans :
- Limite concernant la production de la terre. Les propriétés ne sont pas poussées au maximum de leur productivité. Comme les humains et le bétail doivent respecter le repos du sabbat, la terre aussi bénéficiera d’un temps de repos : un an. Elle entre dans le même cycle travail/repos. Ce qui poussera malgré tout ne sera pas récolté, mais destiné aux pauvres, comme ce qui est glané.
- Limite concernant la propriété de la terre. Tout membre du peuple fait partie d’une des tribus. À ce titre, il a accès à la terre. Elle est la source de revenus de la plupart : le commerce est souvent limité au troc et la pêche ne se pratique que dans des zones restreintes. Perdre le lien à la terre en devant la vendre en raison de ses dettes, c’est renoncer à sa place dans le peuple en même temps que perdre le gagne-pain de la famille. La seule issue : se vendre, soi et sa famille, comme esclaves, pour survivre. Le Jubilé assure que tous les 50 ans, chacun retrouvera et sa terre et sa liberté, comme si la sécurité, la dignité étaient inaliénables. En même temps, le texte – à relire ! – rappelle que c’est Dieu qui donne la terre et qu’il en reste le propriétaire : on est loin de la sacralisation du propriétaire intouchable : Dieu n’est-il pas plus fiable que la propriété ?
- Limite concernant le temps. Si quelqu’un a été réduit à se vendre, à perdre sa liberté, s’il n’a pas pu la recouvrer ou être racheté par un proche, il la retrouve lors du Jubilé, en ayant entretemps été respecté comme travailleur et pas traité comme le sont d’habitude les esclaves, précise la loi du Jubilé.
Les « pauvres » étaient-ils alors de « bons » pauvres ? Les qualités des bénéficiaires du Jubilé ne sont même pas évoquées. La sécurité de tous, c’est ce qu’ils savent de Dieu : il les a libérés de la servitude de l’Égypte, sans raison aucune, et il s’est engagé par l’Alliance du Sinaï à être un tel Dieu pour eux. D’où un vibrant appel à vivre en conséquence : il en découle un idéal de justice, condition de la paix.
Le texte de ce chapitre de la Bible suggère, en envisageant plusieurs cas particuliers, que l’application de cette loi ne sera pas facile. Nous n’avons d’ailleurs pas d’exemple historique clair de son application. Par contre, dans son discours de Nazareth, Jésus proclame qu’il est là pour réaliser cette annonce.
Jésus et « l’année du Seigneur »
Seul parmi les évangélistes, Luc montre Jésus qui, au départ de sa vie publique, prend la parole le jour du sabbat dans la synagogue de son village d’origine (Lc 4,16-22). Suivant le rite, il a lu un extrait de la fin du livre d’Isaïe qui proclame « une année favorable du Seigneur », dans laquelle on reconnaît la réalisation du Jubilé. Et il affirme : maintenant, elle s’accomplit. Ce texte joue le rôle de discours-programme de la vie de Jésus. À quoi reconnaître que Jésus fait que se produise le Jubilé promis ? Les pauvres reçoivent enfin une bonne nouvelle, les prisonniers apprennent qu’ils sont libérés, les aveugles qu’ils retrouvent la vue, et les opprimés retrouvent la liberté. C’est une libération très concrète qui advient dès maintenant et qui touche la personne entière. L’histoire de tous les laissés-pour-compte est défatalisée.
Une reprise dans l’histoire chrétienne
Ce n’est qu’en 1300 que fut célébré le premier Jubilé par l’Église, sous le pape Boniface VIII. Les nombreux pèlerins qui rejoignaient Rome pouvaient bénéficier d’une indulgence plénière à certaines conditions. D’abord suivant une cadence de 50 puis de 33 ans, le Jubilé – ou année sainte – d’une durée d’une année, évolua aussi dans ses exigences, y compris en pouvant se réaliser sans aller à Rome. Le rythme d’un Jubilé tous les 25 ans s’est ensuite imposé, même si d’autres, extraordinaires, peuvent, encore actuellement, s’ajouter pour des raisons diverses. Enfin, des Jubilés locaux ont aussi impliqué des pays, des villes ou des sanctuaires, dans la plupart des cas pour une durée plus brève.
Un Jubilé aujourd’hui ?
Organisé tous les 25 ans – le précédent date du début du pontificat de Jean-Paul II – le Jubilé est le reflet tant du monde de l’époque que de la vie et du dynamisme de l’Église au moment de son organisation. Les acteurs les plus divers se préparent à rejoindre la Ville éternelle pour de grands rassemblements : forces armées, artistes, diacres, volontaires, prêtres, malades, adolescents, handicapés, travailleurs, monde de l’entreprise, etc. Le programme est publié.
La question posée au débat peut rebondir en deux temps : comment les chrétiens, l’Église dans son ensemble, sera-t-elle un reflet actuel de l’Évangile ? Et, reprenant la question posée au départ, qui, outre les taxis de Rome, se dira heureux de mieux se porter grâce au fait que l’Église a fêté le Jubilé cette année ?
Un retour à ceux et celles qui sont notre boussole est indispensable, aujourd’hui plus que jamais : quel est l’effet de nos discours et de nos silences, de nos choix, de nos solidarités, de nos pratiques, de nos présences et de nos absences, sur les paysan·nes du Sud andin, sur les déplacé·es de l’est de la RDC, comme sur les plus fragiles de notre pays ? En raison de ses liens avec l’Église, de ses racines dans la tradition biblique et de sa culture de solidarité, Entraide et Fraternité reçoit aussi cet héritage du Jubilé comme un soutien sur son chemin une invitation à être « bonne nouvelle » pour ceux et celles qui en ont tellement besoin.
Jean-Claude Brau
Une pétition pour en finir avec la crise de la dette
Comme en 2000 avec Jean Paul II, le pape François a décidé de placer le Jubilé 2025 notamment sous le signe de l’annulation de la dette des pays du Sud. Au-delà de la vision biblique analysée ci-dessus, l’enjeu est évidemment fondamental quand on sait que certains pays en développement consacrent désormais plus d’argent au remboursement de leur dette extérieure qu’à la lutte contre les changements climatiques. La crise de la dette est d’une importance colossale : elle devrait dépasser les 100 000 milliards de dollars, soit environ 93% du produit intérieur brut mondial. Elle touche principalement des pays qui, déjà défavorisés, sont plus vulnérables au dérèglement climatique alors même qu’ils sont parmi les moins responsables des émissions et les moins pourvus de moyens pour répondre aux catastrophes climatiques.
En cette année de Jubilé, Entraide et Fraternité est, en raison de son expertise dans le domaine, le relais belge d’une action mondiale centralisée par Caritas Internationalis ; et parce que l’effacement de la dette des pays en difficulté est une question de justice sociale et climatique bien plus qu’un enjeu financier et économique. Cet appel n’est pas uniquement le fait du monde catholique : l’ensemble des ONG pluralistes actives dans le domaine de l’annulation de la dette se joignent au mouvement, considérant que l’année jubilaire est une occasion de remettre cette problématique sur le devant de la scène.
À l’appel du pape François, nous demandons :
- De mettre fin à la crise de la dette maintenant en annulant les dettes injustes et insoutenables, sans conditions de politique économique ;
- D’empêcher que les crises de la dette se reproduisent en s’attaquant à leurs causes profondes, en réformant le système financier mondial pour donner la priorité aux personnes et à la planète ;
- D’établir un cadre permanent, transparent, contraignant et global de la dette au sein des Nations unies.
La pétition est à signer sur le site dédié annulerladette.be. Fin 2025, les pétitions seront remises par Entraide et Fraternité aux ministres belges des Finances et des Affaires étrangères et de la Coopération au ainsi que, via Caritas Internationalis, aux responsables des institutions multilatérales mondiales (ONU, FMI, Banque mondiale…), notamment à l’occasion des grandes conférences internationales (COP, G7, G20, Sommet mondial pour le financement du développement – FfD4…).
- 1Henri LACORDAIRE (1802-1861), Sermon à la chaire de Notre-Dame (1848) – Conférences de Notre-Dame de Paris, 1835-1851 (1855)
- 2Sources : TOUSSAINT Eric, « La longue tradition des annulations de dettes en Mésopotamie et en Egypte du 3e au 1er millénaire av. J-C », CADTM, consulté sur internet le 24 décembre 2024. Il s’appuie sur HUDSON Michael, The Lost Tradition of Biblical Debt Cancellations, 1993. PONET Isabelle, « La remise des dettes au pays de Canaan au premier millénaire avant l’ère chrétienne », CADTM, consulté le 27 décembre 2024. SEUX M.-Joseph, Lois de l’Ancien-Orient, Supplément aux Cahiers Évangile 56, juin 1986.





