Une foule de manifestants. En avant plan une pancarte qui lit NO!
Photo par Niek Verlaan sur Pixabay
Analyses

Criminalisation des mouvements sociaux : suite et (pas) fin ?

par Alexande Blanchart
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Au mois d’octobre 2023, Entraide et Fraternité publiait une analyse au sujet de la criminalisation des mouvements sociaux au Brésil, en Belgique et en France1 Voir analyse précédente : entraide.be/publication/analyse2023-09.. En une petite dizaine de pages, l’article relatait la véritable épopée menée par les sociétés civiles pour faire respecter leurs droits les plus élémentaires. Quatre mois à peine plus tard, l’actualité impose de revenir sur le sujet.

Aussi bien au Brésil qu’en Belgique ou en France, les mouvements sociaux ont remporté de grandes victoires. Est-ce pour autant la fin de l’histoire ? Rien n’est moins sûr. Si certains récents évènements constituent d’indéniables victoires, la lutte est encore loin d’être gagnée.

Au Brésil

La précédente analyse expliquait la situation paradoxale dans laquelle se trouvait le Brésil post-Bolsonaro2 Jair Messias Bolsonaro est un politicien brésilien d’extrême droite. Longtemps marginalisé au Congrès national, il utilise habilement la grave crise politique, économique et sociale que traverse le Brésil depuis 2014 pour se faire élire à la présidence de la République en octobre 2018.. Bien que débarrassé d’un président d’extrême droite, le pays avait hérité d’un Congrès et de gouvernements régionaux plus conservateurs que ceux issus des élections de 2018. Dans ce contexte, le retour au pouvoir de Lula3 Luis Inacio « Lula » da Silva est l’actuel président du Brésil, après l’avoir déjà été entre 2002 et 2010. Il est également le leader du PT, principal parti de la gauche brésilienne, depuis le début des années 1980. s’accompagna d’une hausse des attaques contre les mouvements sociaux4 Précision importante : contre les mouvements sociaux progressistes. Par exemple, la police et l’armée brésilienne se sont montrées relativement indulgentes face aux manifestant·es pro-Bolsonaro ayant attaqué Brasilia le 08 janvier 2023.

Les évolutions récentes laissent penser que le pays du Christ rédempteur n’en a pas fini de se débattre avec ses contradictions. Grandes victoires et signaux d’alarme se succèdent en effet à un rythme particulièrement soutenu.

Bonne nouvelle pour commencer. La commission d’enquête parlementaire lancée contre le Mouvement des travailleurs ruraux sans terre le 17 mai 2023 s’est achevée par la victoire complète du MST. Les risques étaient pourtant grands. Avec une commission majoritairement composée d’élus d’extrême droite et/ou proches de l’agro-industrie, la survie du plus grand mouvement paysan d’Amérique latine était en jeu5 Voir analyse précédente : entraide.be/publication/analyse2023-09.. Au fil des mois, les accusations infondées de l’agro-industrie se sont effondrées et la commission n’a pu qu’acter la totale légalité des actions du MST. Cette décision ne marque pas seulement la défaite des élus bolsonaristes au Congrès ; elle renforce également la légitimité de la lutte pour la réforme agraire, sujet ô combien essentiel dans un des pays les plus inégalitaires au monde6 Fim da CPI do MST: Desafios, resistência e fortalecimento do Movimento Popular, sur « MST.org.br ».

Dans le même temps, de bien tristes nouvelles nous parviennent de différents États. C’est le cas de l’État de Goiás, cœur historique du partenariat d’Entraide et Fraternité avec le Brésil. Le 27 novembre dernier, le gouverneur Ronaldo Caiado a promulgué une loi contre les familles vivant dans des acampamentos situés le long des routes nationales et régionales de l’État de Goiás. Cette loi menace d’expulsion sans motif judiciaire plus de 3000 familles. Pour les organisations syndicales et pastorales en lutte pour la réforme agraire, elle montre qu’une fois de plus, le gouvernement local se range du côté des grands propriétaires terriens, au détriment de l’agriculture familiale7 Governador sanciona lei que criminaliza famílias que vivem em acampamentos às margens de rodovias no estado de Goiás, sur « CPT Goiás ».

Comme trop souvent, les attaques législatives s’accompagnent d’agressions physiques. Au début du mois de février, les réseaux sociaux de notre partenaire, la CPT – Goiás, lançaient l’alerte8 Ataque contra acampamento em Jussara (GO) deixa moradias destruidas, sur « Instagram – cptgoias ». Le lundi 05 février, deux acampamentos situés dans la préfecture de Jussara ont été attaqués et les habitations de toile et de bois des paysan·es sans-terre ont été détruites. Les auteurs de cette attaque n’étaient autres que des policiers…

Pour les partenaires d’Entraide et Fraternité, la lutte est donc toujours loin d’être gagnée. Cependant, la conclusion de la commission d’enquête parlementaire contre le MST ainsi que la bonne volonté du gouvernement fédéral permettent d’équilibrer la balance des forces en présence. Les deux prochaines années, jusqu’à l’élection présidentielle prévue en 2026, seront donc cruciales pour déterminer quel chemin prendra le plus grand pays d’Amérique latine.

La fonction sociale de la terre   La Constitution brésilienne contient une disposition importante qu’il est nécessaire de comprendre pour analyser les conflits agraires locaux. La Constitution précise que les terres agricoles doivent avoir une fonction sociale, c’est-à-dire qu’elles doivent répondre aux besoins de leur propriétaire, mais aussi de la population locale. Dans le cas où cette fonction n’est pas remplie, les terres concernées peuvent être utilisées pour la réforme agraire. Concrètement, des familles de paysans sans terre viennent s’installer sur des parcelles inutilisées. Ces campements provisoires s’appellent acampamentos. Le MST, ou toute autre association militant en faveur de la réforme agraire, engage ensuite une procédure auprès de l’INCRA, l’organisme public fédéral chargé de la répartition des terres. Le but de cette procédure est d’obtenir un transfert du titre de propriété. Si la procédure aboutit, les acampamentos deviennent des assentamentos. Il faut toutefois attendre plusieurs années avant que l’INCRA rende son verdict. Ce laps de temps est malheureusement propice aux violences en tout genre. Beaucoup de grands propriétaires terriens ne reculent en effet devant aucun moyen pour s’opposer au juste partage des terres. 

Le cas franco-belge

La précédente analyse prenait le cas franco-belge comme exemple d’une situation européenne préoccupante à bien des égards. Sur ce front également, une actualité paradoxale est à mentionner.

En France, la très controversée dissolution du mouvement écologiste « Les Soulèvements de la terre » a été annulée par le Conseil d’État. Ce dernier considère que la décision prise par le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin suite aux violents affrontements de Sainte-Soline9 Voir analyse précédente : entraide.be/publication/analyse2023-09 est disproportionnée par rapport aux faits reprochés10 La dissolution des Soulèvements de la Terre définitivement annulée, sur « Reporterre »Ce véritable carton rouge brandi par la plus haute autorité judiciaire ne suffit toutefois pas à stopper l’hystérie anti-écologiste des autorités françaises. Ainsi, en fin décembre 2023, l’association Alternatiba Lyon a été privée de ses subventions par la préfecture du Rhône en raison de son soutien à certaines actions de désobéissance civile11 Jugée trop radicale, Alternatiba Lyon perd ses subventions, sur « Reporterre ». La répression se poursuit donc de façon plus insidieuse.

En Belgique, la grande inquiétude des mouvements sociaux concernait la loi « anticasseurs », dite loi Van Quickenborne, du nom du ministre de la Justice qui la portait. Sous couvert de lutter contre les violences durant les manifestations, cette loi portait atteinte ni plus ni moins qu’au droit de grève12 Voir analyse précédente : entraide.be/publication/analyse2023-09.. Face à cette menace, syndicats et organisations de la société civile menèrent une mobilisation de longue haleine, qui culmina lors d’une grande manifestation nationale, le 5 octobre dernier (à laquelle Entraide et Fraternité participa). La lutte fut rude mais payante. Sous pression, le gouvernement fédéral finit en effet par abandonner ce projet de loi controversé 13 L’interdiction judiciaire de manifester définitivement abandonnée : le droit de protester est préservé, sur « FGTB »

Malgré tout, notre plat pays n’est pas épargné par la tendance lourde à la criminalisation des mouvements sociaux progressistes. La condamnation avec sursis de quatorze militant·es de Greenpeace suite à une action de désobéissance civile au port de Zeebrugge est là pour nous le rappeler14 Voir analyse précédente : entraide.be/publication/analyse2023-09.

Outre cette condamnation, le monde politique ne semble pas avoir abandonné sa volonté de restreindre le droit à manifester. Le 21 février dernier, une dizaine d’organisations sociales, syndicales, des droits humains, etc. menaient une action de protestation silencieuse dans la tribune publique de la Chambre des représentants15 Réforme du Code pénal : action « protect the protest » au Parlement fédéral, sur « AMNESTY ». La raison ? Un projet de réforme du Code pénal comprenant un article sur « l’atteinte méchante à l’autorité de l’État ». Cet article, rédigé en des termes vagues, recouvre un champ d’application très vaste. C’est d’autant plus le cas qu’il n’est pas accompagné de clauses conditionnant son application à la présence d’une menace grave et réelle pour la sécurité nationale, la santé publique ou la moralité16 Réforme du Code pénal : action « protect the protest » au Parlement fédéral, sur « AMNESTY ».  Ce projet de réforme du Code pénal a finalement été adopté par la Chambre des représentants le 22 février 2024. Cependant, il n’entrera pas en vigueur avant au moins deux ans17 https://www.lexgo.be/fr/actualites-et-articles/13320-adoption-du-nouveau-code-penal-belge.

La vigilance est donc, encore et toujours, de mise. Nul doute que les élections de juin 2024 verront cette question revenir sur le devant de la scène politique (et médiatique ?). Suite au prochain épisode donc…     

La lutte paye !

Les raisons de la répression des autorités politiques à l’encontre des mouvements sociaux n’ont évidemment pas changé en trois mois. Nous renvoyons donc à l’analyse précédente pour quiconque voudrait en savoir un peu plus à ce sujet. Il est par contre intéressant de se pencher sur la cause des quelques victoires enregistrées depuis octobre 2023. Cette cause tient en deux mots : mobilisation populaire.

Au Brésil comme en France ou en Belgique, ce sont bien les batailles ayant suscité une forte mobilisation populaire et, par conséquent, une forte médiatisation qui se sont terminées par des victoires. C’est peut-être parce qu’elles le savent que les autorités politiques tentent de plus en plus de museler les voix s’exprimant dans la rue. La conclusion est donc limpide. Informer sans relâche le grand public, communiquer massivement sur nos victoires, développer de nouvelles formes de luttes pacifiques est la seule et unique façon de se faire entendre par un pouvoir politique (et économique) déconnecté du bien commun. Plus que jamais, il ne faut pas céder à la peur ! Au contraire ! Il faut continuer à manifester en famille, dans la joie et la bonne humeur. C’est de cette façon que le pouvoir en place perdra la bataille de l’opinion publique.