Un groupe de manifestants vu de haut

Alerte rouge sur la coopération au développement ?

par Jean-François Lauwens
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En Belgique, comme un peu partout en Europe, la reconfiguration du paysage politique dans le sens d’une droitisation (voire d’une extrême droitisation) a pour effet la remise en cause des politiques de solidarité. Au premier rang desquelles on trouve évidemment la Coopération au développement. On prête au futur gouvernement belge l’intention de la réduire de moitié alors que ses résultats sont appréciables et que la Belgique est bien loin de ses objectifs chiffrés en la matière.

Le 14 novembre dernier, des centaines de membres des ONG belges de coopération au développement – dont Entraide et Fraternité – se sont retrouvé.es sur les marches de la tour des Finances, à Bruxelles. Leur objectif : réaffirmer la nécessité d’investir dans la Coopération au développement.

Pourquoi cette nécessité ? Tout simplement parce que, depuis cet été, les informations sont inquiétantes pour le secteur. Très vite après les élections du 9 juin 2024, Bart De Wever, le président de la N-VA, a lancé les négociations en vue de la formation d’un nouveau gouvernement de centre droit, surnommé « Arizona », et composé des vainqueurs démocratiques des élections, la N-VA et le MR (droite), le CD&V et Les Engagés (centre) et Vooruit (gauche). À l’heure de publier cette analyse127 novembre 2024, malgré quelques rebuffades des socialistes flamands, cette formule est toujours celle qui a la cote du côté des négociateurs.

Au cours de l’été, des informations officieuses publiées par De Standaard2standaard.befaisaient état d’une volonté du futur formateur de réduire de moitié (si pas plus…) l’aide au développement belge et, qui plus est, de défédéraliser la matière pour en faire une compétence régionale. Dans son programme électoral, la N-VA revendiquait « (inscrire) la coopération au développement dans le cadre d’un programme économique et de sécurité plus large3dc2024.be/uploaded/downloads/NVA.pdf», cequi représenterait une économie de 127 millions € par an (636 millions € au total) 2025 et 2029 selon les calculs de L’Écho en août dernier4lecho.be/economie-politique/belgique/general/formation-federale-voici-ce-qui-etait-sur-la-table-avant-l-echec-des-negociations. Dans le cadre de l’analyse soumise au Bureau fédéral du Plan en vue des élections fédérales, la N-VA détaillait la couleur : « Les dépenses fédérales pour l’aide publique au développement seront complètement supprimées. La Direction générale de la coopération au développement (DGD) et de l’aide humanitaire du SPF Affaires étrangères cessera d’exister, seules les conventions multilatérales et multinationales resteront fédérales pour le moment. Les régions sont libres d’élaborer leurs propres politiques de coopération au développement, en les réorganisant dans le cadre d’un agenda économique et de sécurité5dc2024.be/results/results_fr.html. » Cette dernière mention vise surtout à réorienter les dépenses de coopération vers des dispositifs destinés à lutter contre l’immigration.

En 2023, et selon les chiffres fournis par la Coopération belge (DGD) présentés dans le Rapport 2024 sur la Coopération belge au développement du CNCD-11.11.116cncd.be/IMG/pdf/2024-rapport-cooperation-belge-au-developpement.pdf, l’aide publique au développement (APD) de la Belgique est passée de 2,5 à 2,6 milliards €, après une augmentation de 86 millions €. Cette augmentation est principalement due à une hausse de trois flux financiers. Premièrement, les financements en APD pour l’accueil de réfugiés en Belgique ont augmenté de 77 millions € même si les réfugiés ukrainiens ont été retirés à ces montants. Deuxièmement, le SPF Finances comptabilise également des financements en APD pour les engagements multilatéraux : ceux-ci ont augmenté de 66 millions €. Enfin, l’APD allouée aux programmes humanitaires a augmenté de 29 millions €. Ce qui explique que la part de l’APD belge gérée par la DGD, donc par la Coopération, est la plus basse depuis plus d’une décennie.

À deux reprises ces derniers mois, le petit monde de la Coopération, pas seulement les ONG, leurs fédérations (Acodev et NGO Federatie) et coupoles (CNCD-11.11.11 et 11.11.11), mais aussi des acteurs gouvernementaux comme la banque d’investissement BIO et l’agence de développement Enabel, est sorti de sa discrétion pour publier dans la presse deux textes destinés à sensibiliser les responsables politiques et l’opinion aux effets négatifs de telles mesures. Étudions-les dans le détail.

Les revendications du secteur

Portées également par Entraide et Fraternité, les revendications du secteur sont les suivantes :

1. Ne pas renoncer à investir dans la Coopération et maintenir l’objectif des 0,7%7cncd.be/belgique-coalition-arizona-pas-de-prosperite-pour-tous

La tendance dominante dans les pays riches n’est pas à la solidarité : que l’on pense aux 300 milliards concédés en novembre 2024 à la COP 29 de Bakou pour aider les pays en développement à s’adapter aux changements climatiques à l’horizon 2035 alors que le secteur de la coopération et les experts8climatenetwork.org/wp-content/uploads/2024/08/Climate-Action-Network_NCQG_August-2024.docx.pdf tablaient sur une demande de 1000 milliards €.

Pourtant, plus que de viser un maintien des investissements actuels, les ONG de coopération, au travers de leur coupole, inscrivent leur réflexion dans la continuité de leur campagne « 0,7%, c’est maintenant ! 9cncd.be/-aide-belge-developpement-». Elle visait à demander au gouvernement belge de respecter son engagement (engagement européen mais non contraignant) de consacrer au moins 0,7% de son revenu national brut (RNB) à l’Aide publique au développement (APD) alors que l’aide belge dépasse à peine 0,4% du RNB actuellement. « Plus que jamais, les enjeux internationaux et nationaux sont étroitement imbriqués. Voyez l’impact d’une guerre, d’une crise climatique ou d’une pandémie mondiale sur notre économie et notre propre vie quotidienne. Inversement, nos politiques nationales ont un impact majeur sur les pays en développement. Par exemple, notre engagement à réduire nos propres émissions de carbone a un impact sur les sécheresses, les incendies de forêt, les tempêtes et les famines dans le monde. »

Ce que réclame le secteur : « Investir dans la coopération au développement est un choix politique. Notre demande est de faire ce choix non pas sur la base d’une idéologie ou de symboles, mais avec une vision à long terme dans le respect des engagements internationaux de la Belgique. » Pour cela, il importe de réaffirmer l’efficacité et la qualité du travail mené sur le terrain par les acteurs belges, gouvernementaux ou non, relevant de la diplomatie ou de la coopération.

2. Ne pas défédéraliser10cncd.be/belgique-arizona-non-defederalisation-cooperation

On le sait : depuis 50 ans, la tendance existe en Belgique de résoudre tous les problèmes politiques par le transfert de compétences de l’État fédéral vers les entités fédérées, Régions et Communautés. En général, cela n’améliore pas grand-chose malgré le mantra flamand « Wat we zelf doen, doen we beter » (« Ce que nous faisons nous-mêmes, nous le faisons mieux ») mais cela satisfait la volonté des nationalistes flamands d’assainir les finances fédérales tout en vidant progressivement l’État fédéral de sa substance jusqu’à l’assèchement complet. C’est une fois de plus cet objectif double qui est rencontré par cette proposition : non seulement, l’« Arizona » dégagerait des moyens au fédéral en faisant des coupes dans un secteur qu’elle juge inutile, mais, de plus, elle renforcerait encore le pouvoir régional.

Puisqu’au moment d’écrire ces lignes, aucun gouvernement n’est actuellement en place, on ignore évidemment l’ampleur budgétaire des efforts, mais aussi si l’objectif est une défédéralisation partielle ou complète. Quoi qu’il en soit, l’« Arizona » envisage la suppression pure et simple de la DGD. La coopération est déjà une compétence dite parallèle puisque tant le gouvernement fédéral que les entités fédérées peuvent mener des politiques dans ce secteur. Un premier argument en défaveur des visées de Bart De Wever est juridique : c’est la Constitution11Art. 167 § 1er : « Le Roi (= le gouvernement fédéral) dirige les relations internationales, sans préjudice de la compétence des communautés et des régions de régler la coopération internationale, y compris la conclusion de traités, pour les matières qui relèvent de leurs compétences de par la Constitution ou en vertu de celle-ci. » qui fixe la primauté du fédéral en matière internationale. Il faudrait alors passer par une révision de la Constitution ou une loi spéciale avec double majorité des deux tiers (dans chaque assemblée et dans chaque groupe linguistique).

Si jamais cette réforme se produisait, il faudrait déjà compter avec des coupes côté flamand de l’ordre de 10% du budget actuellement alloué à la Coopération (22 millions €). Selon De Standaard, cela se traduirait par la perte d’environ 25 emplois subventionnés au sein d’associations comme Broederlijk Delen, ONG sœur d’Entraide et Fraternité12standaard.be. Aucune annonce semblable n’a été faite en Wallonie.

Toutefois, du côté des acteurs de la Coopération, il va sans dire que l’on privilégie les arguments de fond. Et spécialement les retombées dévastatrices d’un tel projet : la dilution entre acteurs entraînerait une perte considérable de cohérence et donc d’efficacité – pourtant reconnue – mais aussi de réputation de la Coopération belge.

Idées fausses

Propagées de manière démagogique par certain·es responsables politiques (on pense particulièrement aux tweets du président du MR, Georges-Louis Bouchez1322 septembre 2024, sur X.), les idées fausses sur la coopération font florès comme les « fake news ». Antoinette Van Haute, chargée de recherche au CNCD-11.11.11, les a démontées14cncd.be/sept-idees-fausses-sur-la-cooperation-au-developpement. En voici en bref quelques-unes :

  • « La coopération ne sert à rien » : faux ! Dans les domaines de la santé et de l’éducation, par exemple, elle a permis de diviser par deux la mortalité infantile ou la non-scolarisation des enfants, de réduire la pauvreté, stimuler la croissance et les investissements, augmenter l’espérance de vie ainsi que le taux moyen de scolarisation.
  • « La coopération maintient les pays bénéficiaires dans la pauvreté » : faux !  Des pays comme la Corée du Sud, Taïwan, le Botswana, la Tunisie, Maurice ont abondamment été soutenus par la coopération et sont devenus des pays développés. La Corée du Sud est une des plus grandes puissances économiques, désormais donatrice à son tour.
  • « La coopération prive de moyens les investissements sociaux en Belgique » : faux !  Les dépenses sociales en Belgique représentent environ 30% du PIB (produit intérieur brut) belge, alors que l’aide au développement dépasse à peine 0,4% des richesses de la Belgique. Les dépenses publiques pour lutter contre la pauvreté en Belgique sont donc sans commune mesure avec les dépenses d’aide publique au développement.  Investir dans un monde juste et durable, cela contribue aussi au bien-être chez nous : les catastrophes climatiques, les pandémies, les guerres ont des impacts directs chez nous. Les dépenses de coopération ont une vertu préventive.
  • « La Belgique donne trop d’argent aux pays du Sud » : faux ! En 2023, la Belgique a consacré seulement 0,44% de ses richesses (son revenu national brut) à l’aide au développement. Elle se trouve en-dessous de la moyenne européenne des pays donateurs.
  • « Les ONG sont les seules à profiter de ces investissements » : faux ! Les financements des ONG représentent moins de 6% de toute l’aide au développement de la Belgique, selon le rapport annuel 2023 de la DGD (ministère des Affaires étrangères)15diplomatie.belgium.be.

Soutien de la population

Même si les élections (fédérales, régionales, européennes, communales) organisées en 2024 en Belgique ont confirmé une droitisation du paysage politique, le public n’est, pour autant, pas hostile à la poursuite de l’aide internationale. Récemment, le Baromètre de la solidarité internationale 2024 du CNCD-11.11.1116Réalisé par Dedicated Research entre le 19 septembre et le 3 octobre 2024 sur un échantillon représentatif de 1.504 Belges âgés de 18 ans et plus. La marge d’erreur maximale est de 2,54% : cncd.be/-barometre-de-la-solidarite-internationale- l’a montré de manière éclatante : comme en 2023, 50% des Belges pensent qu’il faudrait augmenter l’aide publique au développement pour lutter contre la pauvreté, contre 27% qui pensent qu’il faudrait réduire l’aide et 23% qui pensent qu’il ne faudrait rien changer. Près d’un Belge sur deux (44%) souhaite que la Belgique augmente son aide au développement de 0,44% à 0,7% de ses richesses, pour respecter l’objectif international des pays donateurs, tandis que seulement 17% des Belges y sont défavorables (les autres étant sans avis). On ne ressent donc pas de la part de la population de rejet de l’aide publique au développement, au contraire de ce que voudraient faire croire les partis les plus à droite de l’échiquier politique.

Un repli sans précédent partout en Europe

Si l’on ignore encore la tournure que prendront les projets de l’« Arizona » en Belgique, le phénomène ne se limite pas – loin de là – à notre pays. Un peu partout en Europe, des gouvernements de coalition réunissant droite et extrême-droite (Italie, Finlande, Pays-Bas, Suède), soutenus de l’extérieur par l’extrême-droite (France) voire craignant la montée prochaine de l’extrême-droite (Allemagne), ont ciblé la solidarité internationale pour des raisons évidentes : d’une part, ils veulent imposer des régimes drastiques aux dépenses étatiques ; d’autre part, ils ne voient absolument pas pourquoi nos pays devraient soutenir les plus pauvres ; enfin, pour ces populistes, l’aide aux pays du Sud ne doit plus être comprise comme une aide au « développement » mais comme une façon de contrer l’immigration vers les pays riches.

On a souvent pointé la nécessité pour la Belgique, qui ne consacre, comme expliqué plus haut, que 0,4% de son RNB (revenu national brut) à la Coopération, de viser le 0,7% que se sont fixé les pays de l’UE devant les Nations Unies et de rattraper les « bons élèves » de la classe (Norvège, Luxembourg, Suède, Allemagne, Danemark). On peut se demander si ce n’est pas la survie de la Coopération même qui est désormais en question en Europe.

Selon une toute récente enquête du Monde17Le Monde, 14 novembre 2024 lemonde.fr., « l’Europe (qui) était jusqu’ici la championne de l’aide aux pays pauvres, est en train de leur tourner le dos. » Le gouvernement Barnier, en France, a annoncé une réduction de 34% de l’APD (1,3 milliard), soit le domaine le plus touché par les économies. L’Allemagne et la Grande-Bretagne sont descendus sous les 0,7%. La Suède réduit de 84 millions ses aides. L’Union européenne va réduire de 35% ses crédits alloués aux Pays les moins avancés, sur la période 2025-2027, comparativement à 2021-2024.

Autre tendance sous l’impulsion de l’extrême-droite : le détournement par les gouvernements des montants alloués à l’aide au développement vers les programmes de lutte contre l’immigration. Mais aussi, désormais, le fait que les pays donateurs (à commencer par l’UE avec son Global Gateway) visent des programmes d’aide qui favorisent leurs intérêts économiques et géopolitiques ainsi que leur accès aux ressources. Vous avez dit néocolonialisme ?