Une personne à coté d'un vélo tient une pancarte avec le texte Strong Laws Safe Planet
photo par Gabriela Carvalho
Analyses

Directive « Omnibus » – La loi qui encourage les entreprises irresponsables

par Eloïse Tuerlinckx
# Omnibus
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Alors que l’Europe venait juste d’adopter une loi historique pour contraindre les grandes entreprises à respecter les droits humains et l’environnement, un nouveau texte, baptisé « Omnibus », menace de la vider de sa substance. Sous couvert de simplification, cette réforme réduit la responsabilité des multinationales, complique l’accès à la justice pour les victimes et relègue les engagements climatiques au second plan. Des lois en faveur d’entreprises responsables sont pourtant primordiales pour préserver et la dignité des travailleurs et travailleuses et l’environnement.

En juillet 2024, après plusieurs années de négociations, la directive sur le devoir de vigilance des entreprises entrait officiellement en vigueur au niveau européen. Cette loi représente – ou, devrait-on dire désormais, représentait – une occasion historique d’améliorer la vie de travailleurs et travailleuses partout dans le monde et de placer la planète et le respect de nos communautés au cœur des activités commerciales. Pour les consommateurs et consommatrices, c’est aussi l’assurance que notre nourriture, nos vêtements, nos téléphones ont été produits en toute sécurité et dans le respect de la dignité humaine.  

Cette directive oblige en effet les grandes entreprises à agir pour prévenir les dommages liés à leurs activités et à réparer les dégâts qu’elles causent. Que ce soit la destruction de l’environnement, les conditions de travail illégales, la contamination de l’eau par des déversements toxiques, le travail des enfants… Toutes les entreprises d’une certaine taille sont tenues responsables des conditions de travail et du respect de l’environnement tout au long de la chaîne de valeurs, c’est-à-dire depuis l’approvisionnement en matières premières jusqu’à la production et la distribution1Les députés adoptent les règles de devoir de vigilance des entreprises | Actualité | Parlement européen. Lien raccourci : https://tinyurl.com/ycmudety.

En cas de non-respect de ces obligations, l’entreprise peut alors être tenue responsable, être appelée à comparaître en justice ou à payer des amendes pouvant aller jusqu’à 5% de son chiffre d’affaires.

Une bonne nouvelle, mais…

Tout cela, c’était avant les dernières élections européennes. Avant que la nouvelle Commission s’installe en décembre 2024 et change fortement d’orientation. Depuis, les maîtres mots sont devenus « compétitivité » et « dérégulation », au détriment d’autres concepts comme ceux de « droits humains », « travail digne », « transition verte » …

Rana Plaza, Bangladesh, avril 2013 

Quand on parle devoir de vigilance, un évènement dramatique revient souvent à l’esprit : l’effondrement, en 2013, du Rana Plaza, un bâtiment du Bangladesh où travaillaient des milliers d’ouvrières et ouvriers textiles. Son effondrement a causé la mort de plus de 1100 personnes et au moins le double de blessé·es.

Ce qui frappe aussi alors, c’est que la cause de l’effondrement n’est pas une catastrophe naturelle mais simplement le reflet de nos modes de production et des conditions de travail dans l’industrie textile : des milliers de personnes réunies dans des bâtiments vétustes, auxquels des étages ont été ajoutés illégalement et où les règles de sécurité sont inexistantes.

Dans le cas du Rana Plaza, à la vue des fissures qui étaient de plus en plus marquées, des travailleurs et travailleuses avaient refusé d’entrer dans le bâtiment le matin même, avant de se faire menacer de licenciement par la direction. Dans les débris, on pouvait voir de nombreuses étiquettes de marques bien connues chez nous : Zara, H&M, Primark… Difficile alors pour l’Europe de fermer les yeux et de nier sa part de responsabilité. La course à la compétitivité, la recherche du moindre coût a ce jour-là eu des conséquences directement visibles aux yeux du monde entier.

L’événement dramatique a donc donné un coup d’accélérateur en matière de régulation des entreprises et de leurs filiales à l’international. Bien que la directive ait déjà été édulcorée avant son vote au Parlement européen, elle représente une avancée significative en matière de protection des droits sociaux et de l’environnement contre le profit à tout prix des entreprises.

Ainsi, en février 2025, moins d’un an après cette victoire pour les droits humains et l’environnement, la Commission propose un projet de loi dit « Omnibus », qui affaiblit drastiquement quatre textes de loi tout récents : la directive sur le devoir de vigilance (CSDDD2Corporate Sustainability Due Diligence Directive), celle sur les rapports de durabilité des entreprises (CSRD3Corporate Sustainability Reporting Directive), celle sur la taxonomie verte4“Lataxonomie verte de l’UE est un système de classification des activités économiques permettant d’identifier celles qui sont durables sur le plan environnemental, c’est-à-dire qui n’aggravent pas le changement climatique. Véritable “boussole environnementale” de l’UE, la taxonomie a été lancée par la Commission européenne en 2018 pour guider et mobiliser les investissements privés pour parvenir à la neutralité climatique d’ici à 2050.” https://france.representation.ec.europa.eu/informations/taxonomie-verte-mode-demploi-2022-01-13_fr ou https://tinyurl.com/vabhaub7 et celle sur le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (CBAM).

« Omnibus » ?

Dans la législation européenne, une loi « Omnibus » (“tous” en latin) réunit différents textes modifiant des lois existantes qui ne sont pas forcément liées. Ce premier paquet s’appelle « Omnibus 1 » ; d’autres sont attendus pour réviser une série de législations sur divers sujets.

Pour accompagner le paquet « Omnibus », la Commission a proposé la directive dite « Stop the Clock » (qu’on pourrait traduire par « Arrêter le temps »). Cette directive reporte les dates d’application des directives concernées par la loi « Omnibus » afin d’avoir le temps de les modifier en profondeur avant leur application.

Peu de simplification, peu d’ambition

La loi « Omnibus » a donc pour but de modifier le contenu de la directive sur le devoir de vigilance. À l’analyse, cette nouvelle proposition de la Commission n’est pas juste une simplification mais un détricotage du texte initial, créant un flou juridique pour les entreprises, mais aussi une pénalité pour toutes celles qui avaient déjà commencé à s’y adapter.5Simplification: le Conseil donne son feu vert définitif au mécanisme suspensif afin de renforcer la compétitivité de l’UE et d’apporter une sécurité juridique aux entreprises – Consilium

Quelques modifications apportées par la loi « Omnibus » :

  • Une responsabilité réduite. Alors que la directive sur le devoir de vigilance prévoyait que les entreprises préviennent les risques tout au long de la chaîne de production, l’“Omnibus ” leur permet de n’être responsables que des derniers maillons de la chaîne : les fournisseurs directs. On sait pourtant pertinemment que les risques se situent davantage aux étapes précédentes de la production. Pour reprendre le cas abordé ci-dessus, le Rana Plaza était un fournisseur de fournisseurs : si la catastrophe avait lieu aujourd’hui sous le régime de la loi « Omnibus », les entreprises n’en seraient toujours pas tenues responsables.

Pour ne pas donner l’impression de trop vider la proposition de sa substance, la loi « Omnibus » ajoute cependant quelques nuances. Notamment le fait que l’entreprise puisse quand même être tenue responsable si l’on juge qu’elle avait en sa possession des informations qui laissent penser qu’il y a un « risque plausible » d’atteinte à un partenaire non direct. Pour une loi censée simplifier la législation et sortir les entreprises d’un potentiel flou juridique, la formulation semble bien vague.

  • Pas d’harmonisation des règles et un accès à la justice plus difficile. La responsabilité civile, qui devait être harmonisée au niveau européen dans la loi initiale, est supprimée, ce qui signifie que les lois en vigueur sont différentes d’un pays à l’autre. C’est encore une fois le contraire d’une simplification : une même entreprise présente dans différents pays va devoir jongler avec les législations propres à chacun de ces pays puisque les règles d’application en France ou en Italie ne seront désormais plus les mêmes.

La loi sur le devoir de vigilance assurait également aux victimes un accès facilité à la justice. Elle leur permettait notamment de se faire représenter par des acteurs de la société civile, comme des ONG ou des associations de défense des droits humains. Ces mesures disparaissent dans le projet de loi « Omnibus »6Omnibus : la Commission européenne sacrifie le climat et les droits humains au nom de la compétitivité https://tinyurl.com/3puczjc3. Pourtant, dans certains pays où la liberté syndicale est faible et où porter plainte peut exposer à d’importants dangers, les associations de représentation des travailleurs et travailleuses, les ONG, jouent des rôles clés dans l’accès aux droits7Devoir de vigilance européen : Principales recommandations sur la directive dite « Omnibus I » proposée par la Commission européenne – Notre Affaire à Tous https://tinyurl.com/bdc2s92s.

  • Pas d’ambition climatique. Sous le coup du devoir de vigilance, les entreprises avaient le devoir de rédiger un ‘plan climat’ afin de diminuer leurs émissions de gaz à effet de serre et de s’aligner sur les objectifs de l’Accord de Paris. Objectif indispensable car, pour une terre vivable, les entreprises doivent faire partie de la transition et contribuer aux efforts de réduction des émissions.


L’« Omnibus » garde l’obligation de rédaction des plans climat mais supprime l’obligation de leur mise en œuvre. Ici, aucune réduction des charges administratives donc, puisque le plan doit toujours être rédigé, mais simplement une réduction des ambitions. Mettre en œuvre ces plans climat est pourtant nécessaire à la stabilité des entreprises : elles dépendent des ressources naturelles, des écosystèmes, et de conditions climatiques stables. Une planète épuisée rend les activités économiques plus chères, plus risquées et parfois tout simplement impossibles.

Une « simplification » contestée

Face à cela, plusieurs voix se sont élevées, notamment dans les milieux académiques et juridiques, pour souligner que ce nouveau texte n’avait rien d’une simplification d’un point de vue juridique. À long terme également, les entreprises n’ont rien à gagner d’une terre aux ressources épuisées. Plusieurs d’entre elles se sont d’ailleurs prononcées pour demander à l’Europe de conserver la loi sur le devoir de vigilance.

Ce qui pose également question dans ce processus, outre le contenu, c’est la manière dont cela a été fait. Contrairement à ce qui est d’usage, il n’y a pas eu d’évaluation ni d’analyse des impacts de la législation « Omnibus ». Il y a eu deux jours de consultations mais la première journée s’est tenue à huis clos, avec comme seuls invités des lobbys de l’industrie.

En raison de ces manœuvres douteuses, la Médiatrice européenne8« Le Médiateur européen est un organe indépendant et impartial qui peut demander des comptes aux institutions et aux agences de l’Union européenne, et qui promeut la bonne administration. ». Cependant, ses décisions sont non-contraignantes, ce qui limite son pouvoir. a interrogé la Commission sur le processus qui entoure la loi Omnibus. Une enquête est en cours et devait donner ses premiers résultats d’ici à la fin 20259Ombudsman analysing Commission reply in inquiry related to omnibus package of simplification measures | News | European Ombudsman.

Les prochaines étapes

Les modifications décrites ci-dessus sont celles de la Commission. Ce texte a été soumis au Conseil de l’UE. Le Conseil a, sur plusieurs aspects, décidé d’affaiblir encore plus le devoir de vigilance ! Parmi les modifications, il veut limiter ’application de la loi aux entreprises de plus de 5000 personnes dont le chiffre d’affaires est de plus d’1,5 milliard d’euros. Avec cette version, ce ne sont plus que 30% des entreprises concernées par le premier texte qui resteraient soumises au devoir de vigilance10Loi sur le devoir de vigilance : qui la protège et pourquoi on doit le savoir | Oxfam Belgique https://tinyurl.com/bdr39n9y.

Le poids des lobbys de l’industrie est évidemment énorme et quelques gros acteurs ont poussé dans le dos des Parlementaires pour affaiblir au maximum les “contraintes” que représenterait un devoir de vigilance pour les grosses entreprises.

Les trilogues, négociations entre les trois organes européens – Conseil des ministres, Parlement et Commission-, devraient avoir lieu entre novembre et décembre.

Cela semble fou qu’une loi aussi évidente que le devoir de vigilance ne soit pas encore d’application : est-ce qu’il ne serait pas logique qu’une entreprise ne puisse pas impunément déverser ses déchets dans une rivière ? Qu’elle ne puisse pas utiliser des enfants sous-payés comme main-d’œuvre ? L’Europe semble juger cela trop contraignant pour les grandes entreprises. Le combat n’est pas fini puisque le texte n’a pas encore été adopté. Nous continuons de réclamer une loi qui protège notre planète et les travailleurs et travailleuses. Nous appelons nos représentant·es à préserver les éléments forts du devoir de vigilance, pour un monde plus juste.

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    Les députés adoptent les règles de devoir de vigilance des entreprises | Actualité | Parlement européen. Lien raccourci : https://tinyurl.com/ycmudety
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    Corporate Sustainability Due Diligence Directive
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    Corporate Sustainability Reporting Directive
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    “Lataxonomie verte de l’UE est un système de classification des activités économiques permettant d’identifier celles qui sont durables sur le plan environnemental, c’est-à-dire qui n’aggravent pas le changement climatique. Véritable “boussole environnementale” de l’UE, la taxonomie a été lancée par la Commission européenne en 2018 pour guider et mobiliser les investissements privés pour parvenir à la neutralité climatique d’ici à 2050.” https://france.representation.ec.europa.eu/informations/taxonomie-verte-mode-demploi-2022-01-13_fr ou https://tinyurl.com/vabhaub7
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    Simplification: le Conseil donne son feu vert définitif au mécanisme suspensif afin de renforcer la compétitivité de l’UE et d’apporter une sécurité juridique aux entreprises – Consilium
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    Omnibus : la Commission européenne sacrifie le climat et les droits humains au nom de la compétitivité https://tinyurl.com/3puczjc3
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    Devoir de vigilance européen : Principales recommandations sur la directive dite « Omnibus I » proposée par la Commission européenne – Notre Affaire à Tous https://tinyurl.com/bdc2s92s
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    « Le Médiateur européen est un organe indépendant et impartial qui peut demander des comptes aux institutions et aux agences de l’Union européenne, et qui promeut la bonne administration. ». Cependant, ses décisions sont non-contraignantes, ce qui limite son pouvoir.
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    Ombudsman analysing Commission reply in inquiry related to omnibus package of simplification measures | News | European Ombudsman
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