Quel est le problème ?
Le Traité sur la charte de l’énergie (TCE) est l’accord de commerce et d’investissement le plus utilisé par les multinationales pour attaquer les États devant les tribunaux d’arbitrage privés[1]. Le mécanisme de l’arbitrage permet aux entreprises étrangères d’attaquer devant des arbitres privés les États membres du traité, lorsque ces derniers prennent des mesures susceptibles d’affecter leurs profits espérés. Les États peuvent ainsi être condamnés à verser des millions, voire des milliards d’euros de compensation[2]. Le TCE constitue donc un instrument punitif mais aussi dissuasif vu qu’il retarde l’adoption de politiques visant, par exemple, à lutter contre le réchauffement climatique, comme le souligne le GIEC dans son rapport du 4 avril 2022.
Le TCE n’est pas le seul accord de commerce et d’investissement à inclure une clause ISDS. Toutefois, aucun autre accord n’a suscité autant de plaintes en arbitrage dans le monde. Au total, plus de 50 milliards d’euros ont déjà été payés par les contribuables aux multinationales et aux fonds d’investissement ayant utilisé le TCE.
Le TCE ne se limite pas à la protection des investissements privés dans les énergies fossiles. L’Espagne, par exemple, totalise 50 plaintes en arbitrage, du fait d’un changement de législation sur les énergies renouvelables suite à la crise financière de 2007-2008. De plus, dans ces affaires, 89 % des plaignants ne sont pas des entreprises d’énergies renouvelables, mais des fonds d’investissement spéculatifs, dont la moitié investit aussi dans des énergies fossiles.
La réglementation des prix de l’énergie, bien qu’autorisée par le droit européen, peut aussi être attaquée sur la base du TCE, à l’instar la Hongrie qui a fait l’objet de plaintes en arbitrage, suite à sa décision en 2006 de rétablir le système de prix réglementés.
L’introduction de taxe sur les superprofits des multinationales de l’énergie peut également être attaquée sur la base du TCE. En 2023, Klesch, une société de raffinage de pétrole basée à Jersey, porte plainte contre l’Allemagne et le Danemark en raison d’une taxe exceptionnelle sur les profits introduite dans ces deux pays, ainsi que l’UE en raison de l’adoption d’un règlement européen relatif à l’impôt sur les bénéfices exceptionnels. Cette législation européenne introduit une taxe s’appliquant aux profits des entreprises du secteur de l’énergie qui dépassent de plus de 20 % la moyenne des profits enregistrés sur la période 2018-2021.
Le TCE représente donc une menace à la fois le climat, pour la justice sociale, mais aussi pour la démocratie, puisque les entreprises et investisseurs peuvent remettre en cause les décisions prises par les pouvoirs publics.
Heureusement, plusieurs États ont compris le danger de rester dans ce traité. Dix pays européens (Italie, Allemagne, France, Luxembourg, Pologne, Pays-Bas, Slovénie, Danemark, Espagne, Portugal) et la Grande-Bretagne, l’ont déjà quitté ou ont annoncé officiellement leur sortie. L’UE, qui fait partie du TCE comme organisation régionale, devrait aussi annoncer sa sortie dans les prochains jours. Cette sortie est, en effet, bien engagée. Le 7 mars, le Conseil de l’UE, composé des représentants des gouvernements des Etats membres, a validé la proposition soumise par la Belgique d’une sortie du TCE par l’UE. Cette proposition a dans la foulée été transmise au Parlement européen qui devrait rapidement la valider vu que les députés européens se sont déjà prononcés en 2022 pour une sortie du TCE. Cette initiative de la Belgique, qui assure actuellement la présidence de l’UE, est à saluer même si un retrait coordonné du TCE par l’UE avec l’ensemble des Etats membres aurait été préférable. C’est d’ailleurs ce que demandaient le Parlement mais aussi la Commission européenne. Mais devant le risque que le Conseil de l’UE refuse de voter en faveur de ce retrait coordonné, la Belgique préfère limiter la sortie du TCE à la seule Union européenne, laissant ainsi le choix aux Etats individuellement de choisir ou de rester enfermé dans le TCE.
Alors que l’UE s’apprête à quitter le TCE à l’instar de tous les pays voisins de la Belgique, notre pays refuse de suivre, faute de consensus entre les niveaux politiques fédéral et régional. Or, la Belgique a beaucoup à perdre en restant dans le TCE. Avec la sortie prochaine de l’UE, les citoyens belges courent en effet le risque de devoir payer des millions d’euros de dédommagement à une entreprise étrangère, du fait de la seule mise en œuvre par la Belgique de directives européennes touchant au secteur de l’énergie. Ce risque n’est pas théorique puisque l’UE est attaquée, sur base du TCE, pour avoir adopté certaines législations. Ajoutons que, sur la base d’un autre traité de commerce et d’investissement, la Belgique a été condamnée le 15 février par des arbitres privés à payer une amende de 41,3 millions d’euros, plus les frais et intérêts, à l’entreprise DP World qui a son siège à Dubaï. Cette somme, qui pourrait même monter jusqu’à 80 millions d’euros, vise à dédommager cette entreprise du fait d’une décision prise par les autorités portuaires d’Anvers-Bruges relative à un changement de concession portuaire. Cette condamnation nous montre que la Belgique n’est absolument pas à l’abri de plaintes en arbitrage.
Que demandons-nous à la Belgique ?
- Sortir dans les plus brefs délais du TCE, à l’instar de tous les pays voisins.
- Plaider pour la conclusion d’un accord entre les États membres de l’UE, parallèlement à leur retrait du TCE, pour désactiver entre eux la clause de survie entre eux. Cette clause, prévue à l’article 47§3 du TCE, prévoit que les investissements réalisés dans un pays avant son retrait continuent d’être protégés par le traité pendant vingt ans après sa sortie. Un tel accord permettrait ainsi de réduire le risque de poursuites devant des tribunaux d’arbitrage par des investisseurs de l’UE de vingt à un an.