Pourquoi la Belgique doit-elle annuler immédiatement et sans conditions certaines dettes du Sud ?
Le 9 juin, le secrétaire général de l’ONU a pointé le risque d’une crise alimentaire mondiale aux répercussions à long terme pour des centaines de millions d’enfants et d’adultes si rien n’est fait pour atténuer les conséquences de la pandémie. Des annulations de dettes devraient compter parmi les mesures urgentes à mettre en œuvre pour libérer des fonds nécessaires afin d’affronter cette crise. En tant que créancier membre de plusieurs instances internationales, la Belgique a un rôle positif à jouer. Une carte blanche de Renaud Vivien (Entraide et Fraternité), Chiara Filoni (CADTM), Antonio Gambini (CNCD-11.11.11), Els Hertogen (11.11.11) et Aurore Guieu (OXFAM Solidarité).
En avril, les membres du G20 et du Club de Paris (le groupe informel d’États créanciers dont fait partie la Belgique) ont annoncé la suspension du remboursement des dettes en faveur de 77 pays classés parmi les « plus pauvres », jusqu’au 31 décembre 2020, excluant ainsi de nombreux pays comme le Liban, pourtant plongé dans une crise sans précédent. Ces États créanciers « invitaient » aussi les créanciers privés à prendre des mesures similaires et à la Banque mondiale d’ »explorer » la possibilité de suspendre ses propres créances.
Un moratoire très limité
Quel est le bilan deux mois plus tard ? Comme on pouvait s’y attendre vu l’absence de contrainte, les banques privées n’ont suspendu aucune de leurs créances et la Banque mondiale se contente pour l’instant d’octroyer de nouveaux prêts, aggravant ainsi le poids d’une dette qui était déjà insoutenable avant l’arrivée du coronavirus. Par conséquent, seules les dettes à l’égard des États créanciers pourraient être suspendues, représentant 0,74% des paiements de dettes prévus pour l’ensemble des pays du Sud en 2020.
L’emploi du conditionnel est ici de rigueur car, en plus d’être limité aux pays « les plus pauvres », ce moratoire sur la dette n’est pas automatique et n’est accordé qu’à certaines conditions. Quatre pays en ont déjà été exclus au motif qu’ils ont des arriérés de paiement envers le Fonds monétaire international (FMI) ou la Banque mondiale. Parmi les autres conditions figure l’obligation pour le débiteur d’introduire une demande officielle à ses créanciers pour reporter le paiement de ses dettes mais aussi de conclure un accord préalable avec le FMI.
À ce jour, moins de la moitié des pays éligibles ont demandé une suspension de remboursement [[Selon les données actualisées au 23 juin. https://www.worldbank.org/en/topic/debt/brief/covid-19-debt-service-suspension-initiative]]. Ce faible nombre n’est pas surprenant vu la réputation de « pompier pyromane » du FMI. Depuis les années 1980, celui-ci conditionne son aide à des mesures d’austérités brutales, ayant des effets délétères sur des secteurs tels que la santé. Pour ne citer qu’un seul exemple, un article scientifique sur le virus Ebola concluait déjà en 2014 que « les exigences du FMI en matière de rigueur budgétaire ont affaibli les systèmes de santé des pays africains les plus durement frappés par le virus Ebola. Elles ont aussi empêché une réponse coordonnée pour lutter contre l’épidémie » [[Kentikelenis et al. (2014). The International Monetary Fund and the Ebola outbreak. The Lancet Global Health Vol. 3(2), p.69-70.]].
Une autre raison expliquant que la plupart des pays éligibles ne demandent pas à bénéficier du moratoire est qu’ils doivent demander officiellement le report de paiement. Or, une telle annonce risque d’entrainer une dégradation de leur notation sur les marchés financiers, synonyme d’augmentation des taux d’intérêt à payer sur leurs prochains emprunts.
L’annulation des dettes est une question de survie pour les populations
Vu les effets pervers du moratoire, il est urgent de passer à une logique d’annulation de dettes qui ne soit pas limitée aux seuls pays « pauvres » qui en font la demande. Sous l’effet du ralentissement de l’économie mondiale entraînant une baisse vertigineuse des revenus des pays du Sud, ainsi que des nouveaux prêts de la Banque mondiale, le poids de la dette s’alourdit encore. Dans ces conditions, l’annulation des dettes ne doit donc plus être considérée comme une simple hypothèse de travail mais comme une question de survie pour les populations. Dans 46 pays classés « à faible revenu » le budget annuel affecté au paiement de la dette était, déjà avant la crise, supérieur aux dépenses publiques dans le secteur de la santé.
La Belgique, en tant que membre du Club de Paris, du FMI et de la Banque mondiale doit plaider pour des annulations de dettes par ces institutions mais aussi agir sur ses propres créances. Le fait d’agir dans un cadre multilatéral ne lui interdit pas d’adopter des mesures plus ambitieuses, à commencer par l’annulation immédiate et sans conditions des paiements de dettes prévus pour 2020 et 2021. C’est ce que demandent aujourd’hui une vingtaine d’acteurs de la société civile belge regroupant à la fois des ONG humanitaires et de développement et des syndicats, dans une note adressée aux autorités [[Répondre à la crise du Covid-19 : La Belgique et l’annulation de la dette des pays du Sud]]. Ces demandes sont également inscrites dans une proposition de résolution parlementaire déposée au début de mois de juin.
Si les créances de la Belgique ne représentent plus aujourd’hui des montants aussi élevés que par le passé, une telle annulation de constituerait une véritable mesure d’urgence relevant de la solidarité internationale en même temps qu’un signal politique fort envoyé aux autres créanciers.
Le fait que ces annulations immédiates de dettes soient envisagées comme un moyen de libérer des fonds essentiels à la lutte contre les effets de la pandémie ne légitime pas les créanciers à poser leurs conditions. La crise actuelle est causée par un élément échappant au contrôle des débiteurs et non par une mauvaise gestion des gouvernements. Par conséquent, il serait tout à fait injustifié pour la Belgique de poser des conditions à des allègements de dettes, d’autant que la vulnérabilité des pays du Sud aux chocs extérieurs a été exacerbée par les politiques promues par la Banque mondiale et le FMI desquels la Belgique est membre.
À défaut, ce serait continuer à utiliser la dette comme outil de domination néocolonial en se servant d’une crise pour imposer des conditions à des allégements de dettes ; autant de dettes qui n’ont peut-être même pas profité aux populations des pays débiteurs avec la complicité de la Belgique. Un audit intégral des créances de la Belgique devrait dès lors être mis en place afin de faire la lumière sur ce processus d’endettement.