Le Sri Lanka en incapacité de rembourser la dette est poursuivi en justice par le groupe financier Hamilton Reserve, au moment même où le FMI vient de lui débloquer une première tranche de prêt. Au lieu de servir à la population, ce prêt risque bien de servir au paiement de Hamilton en même temps qu’il alourdira la dette déjà insoutenable du Sri Lanka. Ce pays est loin d’être le seul en détresse financière.
Parue dans Le Soir le 12/06/2023
Le nombre de pays appauvris du Sud dont la dette est insoutenable a atteint un niveau record. Deux tiers des pays à faible revenu sont surendettés ou en situation de risque élevé de surendettement.
Les conséquences sont dramatiques pour les populations et en particulier pour les femmes puisque les remboursements exponentiels de dettes impliquent des réallocations de budget au détriment des besoins essentiels comme l’alimentation, la santé ou l’éducation. Le poids des remboursements prive également les États de marge de manœuvre financière pour s’adapter aux conséquences du réchauffement climatique.
Partant de ce constat, l’ONU appelle à des mesures ambitieuses et rapides d’allègement de dette d’autant que la situation va empirer dans les prochaines années en cas d’inaction. La flambée des prix des aliments et de l’énergie liée en partie à la guerre en Ukraine et les effets du choc économique liés au covid aggravent, en effet, l’insécurité alimentaire et le niveau d’endettement.
Le poids des banques et des fonds d’investissements privés
Conséquence d’une décennie d’endettement sur les marchés financiers, les pays à revenu faible ou intermédiaire doivent aujourd’hui cinq fois plus aux créanciers privés qu’aux Etats créanciers.
Face à cette situation où les besoins fondamentaux des personnes sont bafoués, il est nécessaire que tous les créanciers prennent leur part, y compris les banques et les fonds d’investissement privés. Or, ces derniers refusent de faire le moindre geste, alors qu’ils sont les premiers créanciers et qu’ils sont largement rémunérés pour le risque qu’ils prennent en prêtant. Par exemple, les taux d’intérêt réclamés par le secteur privé aux pays africains sont en moyenne quatre fois plus élevés que ceux réclamés par les banques de développement.
Rappelons que pendant la pandémie, les États créanciers, dont la Belgique, ont suspendu le remboursement d’une partie de leurs créances. Malgré les appels répétés du G20 et de la Banque mondiale à faire la même chose, les créanciers privés ont refusé. Résultat : une partie des nouveaux prêts accordés pour lutter contre les effets de la pandémie a servi à payer en priorité les créanciers privés, comme le craignait notre Premier ministre en 2020 lorsqu’il déclarait à propos du moratoire sur la dette : « Il est crucial que tous les créanciers concernés participent » (…) « Nous devons éviter d’utiliser les fonds libérés pour rembourser d’autres dettes ».
Il ne sert à rien de demander gentiment aux créanciers privés
Si le secteur privé n’a pas participé à ce moratoire c’est parce que leur adhésion reposait uniquement sur une base volontaire. L’autre initiative lancée par le G20 en novembre 2020 appelée « Cadre commun pour les traitements de dette » souffre malheureusement des mêmes limites. Alors qu’elle s’est fixé comme objectif de restructurer certaines dettes pour les rendre soutenables, elle ne concerne qu’un nombre limité de pays débiteurs et ne rend toujours pas la participation des créanciers privés obligatoire. Seuls quatre pays ont demandé à bénéficier d’un traitement de la dette dans le cadre de l’initiative et aucun n’a encore vu sa dette allégée.
La lenteur du processus a un coût humain, écologique et financier considérable. Les Etats ont les moyens d’agir immédiatement pour limiter ce coût en adoptant des lois pour empêcher les pays confrontés au surendettement d’être poursuivis par des créanciers privés pour une somme supérieure à celle que ces créanciers auraient reçue s’ils avaient participé à la restructuration de la dette. L’existence de telles lois inciterait ainsi les banques à coopérer aux opérations d’allègement de dettes.
La Belgique doit adopter une loi
La Belgique a intérêt à légiférer pour quatre raisons. Premièrement, elle s’est engagée à atteindre les Objectifs de développement durable, qui sont au cœur de l’accord de gouvernement de la Vivaldi et qui sont mis à mal par cette attitude du secteur privé. Deuxièmement, les tribunaux belges ont déjà été saisis par des créanciers contre des États. Troisièmement, plusieurs grands créanciers privés ont leur siège social en Belgique et pratiquent des taux d’intérêt élevés voire usuriers avec un taux de 24 % ! Quatrièmement, les contribuables de Belgique sont également impactés par le comportement non-coopératif des créanciers privés. En effet, leur absence de coopération a pour conséquence qu’ils sont, dans les faits, subsidiés par les États créanciers avec de l’argent public puisque les banques ne peuvent être payées par les pays en détresse financière que parce que certains États allègent une partie des dettes.
Le précédent des fonds vautours
En légiférant à son niveau, la Belgique ne ferait pas cavalier seul. Plusieurs propositions législatives ont déjà été déposées ou sont en cours d’élaboration. La Belgique a également l’avantage d’avoir une solide expérience reconnue au niveau européen et international avec sa loi sur les fonds vautours adoptée le 12 juillet 2015, une loi pionnière au niveau mondial, dont l’une des ambitions était de créer un effet d’entraînement dans d’autres pays. Une ambition rapidement satisfaite puisque la France avait, dans le sillage de la Belgique, adopté en 2016 un dispositif juridique « anti-fonds vautours ».
Loin d’être symbolique, la loi de 2015 avait été attaquée par un des plus célèbres fonds vautours au niveau mondial. La Cour constitutionnelle lui a donné tort en 2017. Une nouvelle loi est actuellement en préparation à la Chambre pour faire participer de manière équitable les créanciers privés aux allègements de dettes. Espérons que nos parlementaires seront à la hauteur de l’enjeu en soutenant cette initiative d’intérêt commun.
* Signataires :
Axelle Fischer, secrétaire générale d’Entraide et Fraternité et Action Vivre Ensemble ;
Marie-Hélène Ska, secrétaire générale de la CSC ;
Thierry Bodson, président de la FGTB ;
Olivier Valentin, secrétaire national de la CGSLB ;
Arnaud Zacharie, secrétaire général du CNCD-11.11.11 ;
Eric Toussaint, porte-parole du CADTM ;
Bernard Bayot, directeur de Financité ;
Mgr Lode Van Hecke, président de Caritas Catholica Belgica ;
Elisabeth Degryse, vice-présidente des Mutualités chrétiennes ;
Véronique Wemaere, directrice de SOLSOC ;
Bart Verstraeten, Directeur Général de WSM ;
Fanny polet, directrice de Viva Salud ;
Bernard Duterme, directeur du CETRI ;
Hélène Debaisieux, coordinatrice de Quinoa ;
Cécile Nuyt directrice, directrice de Geomoun ;
Timur Uluç, secrétaire général de Justice et paix ;
Florence Kroff, coordinatrice de FIAN Belgique ;
Benoît De Waegeneer, secrétaire général de SOS Faim ;
Lidia Rodriguez Prieto, Le Monde selon les femmes ;
Christine Pagnoulle, ATTAC Liège.