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Analyses

Pourquoi la Belgique creuse-t-elle la dette du Sud ?

par Renaud Vivien
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La guerre en Ukraine frappe de plein fouet les pays appauvris du Sud.


La guerre en Ukraine frappe de plein fouet les pays appauvris du Sud qui subissent l’augmentation du prix des produits de base, dans un contexte où ils sont étranglés par le paiement des dettes. À la veille des réunions de printemps du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale, deux institutions au sein au sein desquelles la Belgique a un poids important1La Belgique dispose, au nom d’un groupe de pays, d’un siège d’administrateur au FMI et d’un siège d’administrateur suppléant à la Banque mondiale. De plus, elle se trouve dans les groupes de pays qui pèsent le plus, en termes de droits de vote au sein de ces deux organisations. Elle est aussi actionnaire de toutes les banques régionales de développement et membre fondatrice du Club de Paris., Entraide et Fraternité et d’autres ONG belges2Ces organisations sont : 11.11.11, CADTM et le CNCD-11.11.11. ont interpellé le Premier ministre et le Ministre fédéral des finances pour savoir si de nouvelles mesures ambitieuses et immédiates sur la dette allaient être prises afin de soulager les populations. Dans cette analyse, nous réagissons à la réponse donnée par le gouvernement en fournissant des clés de compréhension critiques des décisions qui viennent d’être prises par le FMI et la Banque mondiale. L’analyse se conclut par les mesures urgentes que le gouvernement belge devrait prendre pour aider les pays appauvris du Sud.

La Banque mondiale refuse de participer aux allègements de dettes

Selon les dernières estimations la Banque mondiale, 75 à 95 millions de personnes supplémentaires basculeront dans l’extrême pauvreté en 2022 en raison notamment de la flambée des prix des aliments et de l’énergie liée à la guerre en Ukraine3 https://blogs.worldbank.org/opendata/pandemic-prices-and-poverty . Selon la dernière édition du rapport Commodity Markets Outlook* publiée en avril dernier par la Banque mondiale, consacrée à l’impact de cette guerre sur le marché des produits de base, «il s’agit du plus grand choc sur les produits de base que nous ayons connu depuis les années 19704 https://www.banquemondiale.org/fr/news/press-release/2022/04/26/food-and-energy-price-shocks-from-ukraine-war » avec des prix qui vont se maintenir à des niveaux historiquement élevés au moins jusqu’à la fin de l’année 20245 https://openknowledge.worldbank.org/bitstream/handle/10986/37223/CMO-April-2022.pdf .

Si la Banque mondiale déplore le «coût humain et économique considérable» que cette hausse des prix engendre pour les populations des pays appauvris du Sud, elle refuse pourtant de faire le moindre geste pour alléger les remboursements de ses créances alors que, dans le même temps, elle appelle les États et le secteur privé à le faire. C’est donc «faites ce que je dis, pas ce que fais !».

Cette situation ubuesque est d’autant moins tenable que la dette publique (celle qui est contractée par les États) atteint cette année des sommets, avec comme conséquence des coupes budgétaires dans des secteurs aussi vitaux que la santé, l’éducation ou encore l’agriculture, afin de rembourser en priorité la dette. Ces coupes pourraient même ne pas être suffisantes puisque des pays risquent dans les prochains mois d’être dans l’incapacité de la rembourser, à l’instar du Sri Lanka, qui s’est déjà déclaré en cessation de paiement le 13 avril dernier6 https://www.lesechos.fr/monde/asie-pacifique/le-sri-lanka-en-defaut-de-paiement-1400138 . En effet, la situation est alarmante : 60% des pays à faible revenu sont actuellement en situation de surendettement ou à haut risque de surendettement7 https://blogs.imf.org/2022/04/07/restructuring-debt-of-poorer-nations-requires-more-efficient-coordination/ .

Les agences de notation avant les droits humains

Le refus de la Banque mondiale de prendre part aux allègements de dettes est pour l’heure soutenu par l’État belge, alors que son propre accord de gouvernement de 2019 stipule qu’il «s’engagera de manière constructive dans les discussions sur les annulations de dettes bilatérales et multilatérales8Page 97 de l’accord de gouvernement du 30 septembre 2020.https://www.belgium.be/sites/default/files/Accord_de_gouvernement_2020.pdf . Les dettes bilatérales et multilatérales désignent respectivement les dettes à l’égard de la Belgique et celles qui qui sont dues aux banques multilatérales de développement (dont la Banque mondiale).

Interrogé sur l’annulation des dettes multilatérales via une question parlementaire suscitée par Entraide et Fraternité9 https://www.lachambre.be/kvvcr/showpage.cfm?section=qrva&language=fr&cfm=qrvaXml.cfm?legislat=55&dossierID=55-Bxxx-1185-0970-2021202214818.xml , le Ministre des finances Vincent Van Peteghem répond ceci : «je voudrais attirer votre attention sur la compensation que les institutions multilatérales exigeraient pour leur participation à une éventuelle opération d’allègement de la dette. Dans le cas contraire, le modèle de financement de ces institutions et la notation favorable (AAA) dont bénéficient les Banques Multilatérales de Développement seraient menacés10Réponse de Monsieur Vincent Van Peteghem, Vice-premier ministre et ministre des Finances, chargé de la Coordination de la lutte contre la Fraude, à la question n° 970 de Monsieur Malik Ben Achour concernant «le nombre de pays en développement confrontés à des commissions additionnelles imposés par le FMI». Cette réponse datée du 19 avril 2022 nous a été communiquée par mail. Elle n’a pas encore été mise en ligne sur le site de la Chambre des représentants.».

Autrement dit, le Ministre justifie l’inaction de la Banque mondiale par la réaction des marchés financiers qui suivrait la dégradation de sa note par les agences de notation si la Banque mondiale décidait de tirer un trait sur une partie des remboursements. Cette justification «technico-financière» ne tient pas11Ce raisonnement de la Banque manque tout d’abord de cohérence. Alors que la Banque mondiale refuse de prendre part à toute initiative d’allégement en invoquant sa notation, son président ne cesse d’encourager les États à annuler une partie de leurs créances sur les pays à faible revenu. Il s’agit ici d’un « deux poids deux mesures » flagrant car ces États sont eux-mêmes notés par les marchés financiers. De plus, les prêts octroyés notamment par la Banque mondiale depuis le début de la crise n’ont fait qu’alourdir des dettes qui étaient déjà insoutenables avant même l’arrivée de la pandémie, renforçant ainsi le risque de défaut de paiement de la part de certains pays à l’égard de créanciers, dont la Banque mondiale. In fine, c’est ce scénario qui pourrait éventuellement fragiliser la notation financière de la Banque. Même en adoptant cette logique des marchés financiers, l’allégement de la dette est en fait nécessaire pour la viabilité de la dette à long terme, car il mettra
les pays dans une meilleure position pour faire face à leurs futurs paiements.
et un allègement des dettes par les banques multilatérales pourrait, en outre, être compensé notamment par les bénéfices engrangés par les banques multilatérales de développement, comme nous l’avons expliqué dans une précédente analyse12 https://dev.2023.entraide.be/pourquoi-la-belgique-doit-plaider-pour-l-annulation-des-creances-de-la-banque . Mais surtout, ce raisonnement fait fi de la mission principale de la Banque mondiale qui est de combattre la pauvreté13 https://www.banquemondiale.org/fr/what-we-do , de son obligation juridique de respecter les droits humains14La Banque mondiale comme toute autre organisation internationale doit impérativement respecter la Déclaration universelle des droits de l’homme, les principes généraux du droit international et les Pactes de 1966 sur les droits humains. mais aussi de l’accord de gouvernement de la Belgique. Ses engagements politiques et juridiques compteraient-ils donc moins que la notation financière de la Banque mondiale ? La réponse semble être oui et on retrouve cette logique purement financière, déconnectée des réalités humaines, du côté du FMI qui fait payer, même en situation de crise, des commissions additionnelles aux pays surendettés.

Stop aux commissions additionnelles imposées par le FMI !

Alors que le FMI est censé lui aussi aider les pays en difficulté, il prélève des commissions additionnelles sur les prêts qu’il octroie aux pays surendettés à son égard, même en pleine pandémie. Le FMI a, en effet, collecté plus de 2 milliards de dollars de commissions additionnelles rien qu’en 202115 A guide to IMF surcharges – Eurodad . Notons que ces commissions injustes ne concernent pas que les pays appauvris du Sud puisque l’Ukraine devra, par exemple, payer 483 millions de dollars de commissions additionnelles entre 2021 et 202716Ibid..

Face à cette situation, Entraide et Fraternité a co-signé en avril dernier un appel international demandant l’élimination immédiate de ces commissions17Lire la version française de cet appel sur :https://debtgwa.net/statements/eliminate-imf-surcharges-immediately et interpellé le Ministre des finances pour qu’il plaide en ce sens au sein du FMI. Sa réponse est la suivante : les commissions additionnelles (appelées par le Ministres «surtaxes») «font partie de la gestion des risques du FMI et jouent donc un rôle important dans la gestion du risque de crédit et la constitution des soldes de précaution qui protègent le Fonds contre les pertes potentielles résultant des risques de crédit, de revenus et autres risques financiers. Le Conseil d’administration du FMI a débattu de cette question en décembre lors de la revue à mi-parcours des soldes de précaution. Il n’y avait aucun soutien pour accorder un allègement temporaire, mais il y avait une ouverture à un examen global de la politique de surtaxes dans le contexte du modèle de revenu du Fonds et des perspectives financières globales. Ce dernier a été soutenu par notre circonscription. Un ajustement de la politique des surtaxes doit être approuvé par une majorité de 70% au Conseil d’administration du FMI».

Traduction : aucune mesure ne sera prise pour éliminer à court terme ces commissions ni même les suspendre. Ici encore, l’argument financier (préserver la solidité financière du FMI) prime sur les droits humains que le FMI doit respecter mais aussi sur sa propre mission consistant à fournir un financement temporaire aux pays «sans recourir à des mesures destructrices de la prospérité nationale ou internationale» (article 1 des statuts du FMI)18 https://www.imf.org/external/french/pubs/ft/aa/aa.pdf .

Enfin, ces commissions ne sont pas seulement injustes pour les populations des pays concernés : elles vont aussi à l’encontre de l’objectif annoncé par le FMI, puisqu’elles viennent encore aggraver l’endettement, créant justement un risque sérieux de défaut de paiement. C’est pourtant ce que le FMI veut théoriquement éviter.

Le FMI et la Banque mondiale créent de nouvelles dettes

Au lieu de renoncer à une partie de leurs créances, le FMI et la Banque mondiale ont fait, au contraire, le choix de creuser l’endettement des pays appauvris de deux manières. Tout d’abord, le président de la Banque mondiale a annoncé le 14 avril dernier une aide d’environ 170 milliards de dollars dont le versement sera étalé sur les quinze prochains mois19 https://www.banquemondiale.org/fr/news/feature/2022/04/22/helping-countries-cope-with-multiple-crises . Or, une large majorité de cette aide devrait consister en réalité en de nouveaux prêts, comme ce fut déjà le cas en réponse à la crise du Covid. Les dons n’avaient alors représenté que 10% du total du financement accordé en 2020-202120 APMDD’s Statement on the 2022 IMF-WB Spring Meetings – Asian Peoples’ Movement on Debt and Development (APMDD) .

Ensuite, le FMI a annoncé la création prochaine du Fonds fiduciaire pour la résilience et la durabilité21 https://www.imf.org/fr/News/Articles/2022/01/20/blog012022-a-new-trust-to-help-countries-build-resilience-and-sustainability , dont l’objectif est d’octroyer des financements à long terme pour les pays appauvris du Sud afin qu’ils puissent relever des défis structurels à moyen terme dans le domaine du changement climatique, de la préparation aux pandémies ou encore de la transition numérique22Ibid.. Son budget sera alimenté par les DTS23Les DTS ou Droits de tirage spéciaux sont des actifs de réserve internationaux visant à fournir des liquidités aux États. que les pays peuvent mettre volontairement à disposition de ce fonds. En 2021, le FMI avait, rappelons-le, pris la décision d’allouer 650 milliards de dollars de DTS pour aider les États à faire face à la crise du COVID. Tous les pays, y compris les pays riches dont la Belgique, avaient alors reçu gratuitement des milliards de DTS de la part du FMI24La distribution des DTS étant proportionnelle aux quotes-parts des pays au FMI, les 29 pays les plus pauvres ne recevraient, par exemple, que 21 milliards de dollars alors que les 55 pays les plus riches, dont fait partie la Belgique, bénéficieront de 375 milliards de dollars. https://www.cadtm.org/Annulation-des-dettes-du-Sud-la-Belgique-a-un-role-moteur-a-jouer . À présent, ces derniers sont invités à confier la gestion de ces DTS à ce nouveau fonds mis sur pied par le FMI afin que ce dernier prête les DTS aux pays appauvris du Sud.

Quid de la participation de la Belgique ? «La Belgique est disposée à envisager une contribution substantielle à ce fonds. Nous attendons une demande officielle de contribution du FMI après les réunions de printemps du FMI en avril et prendrons une décision à ce moment-là, au sein du gouvernement et en concertation avec la Banque nationale de Belgique», nous a répondu le Ministre des finances. Pourtant, ce fonds pose au moins deux problèmes majeurs.

Primo, l’accès à ce fonds n’est réservé qu’aux pays qui ont conclu un autre programme appuyé par le FMI25 https://www.imf.org/fr/News/Articles/2022/01/20/blog012022-a-new-trust-to-help-countries-build-resilience-and-sustainability . Or, diverses études récentes ont montré que cette institution continue à conditionner ses financements à des programmes incluant des mesures d’austérité budgétaire26Une étude d’OXFAM a, par exemple, montré que 85% des prêts destinés à la réponse à la pandémie de Covid-19 accordés par le FMI depuis septembre 2020 encourageaient les pays à adopter des mesures d’austérité au lendemain de la crise sanitaire et, dans certains cas, l’exigeaient. Adding Fuel to Fire: How IMF demands for austerity will drive up inequality worldwide – Oxfam Policy & Practice En septembre 2022, le CETRI et Entraide et Fraternité sortirons un numéro spécial d’Alternative Sud sur les conditionnalités macro-économiques des bailleurs de fonds dont la Banque mondiale et le FMI.. Autant de mesures socialement destructrices dont les femmes paient le plus lourd tribut27 https://gadnetwork.org/gadn-resources/2018/8/9/realising-womens-rights-the-role-of-public-debt-in-africa .

Secundo, il s’agira encore essentiellement de prêts et non de dons, à l’instar des financements climat auxquels les pays riches se sont engagés à contribuer pour les pays appauvris du Sud28880% des financements climat sur la période 2017-2018 sont constitués de prêts. https://www.oxfamfrance.org/wp-content/uploads/2020/10/2020-Les-vrais-chiffres-des-financements-climats.pdf . Le Ministre des finances le confirme. Après avoir expliqué que les DTS sont gérés dans notre pays par la Banque nationale de Belgique, il déclare que : «un don pur n’est pas possible car cela ne peut être concilié avec les règles que la Banque nationale de Belgique doit respecter en matière de financement monétaire et de respect du statut de réserve du DTS». Cette réponse appelle deux commentaires. Le premier est que cette règle invoquée par le Ministre crée une situation d’injustice car la Belgique prête aux pays appauvris du Sud des DTS qu’elle a reçus gratuitement, contribuant ainsi à l’augmentation de la dette de ces derniers. La seconde réflexion concerne le respect des règles qui est à géométrie variable en fonction de l’intérêt du créancier. Rappelons, par exemple, que les prêts dits de «sauvetage» de la Grèce octroyés en 2010 et 2012 par l’Union européenne et le FMI étaient entachés de plusieurs graves irrégularités et violaient de manière manifeste plusieurs règles de droit européen et international dont celles protégeant les droits humains29 https://cadtm.org/La-verite-sur-la-dette-grecque,12029 .

Que devrait faire la Belgique ?

L’État belge devrait concentrer, dès à présent, ses efforts sur des allègements de dettes plutôt que de les augmenter, comme le stipule son accord de gouvernement. Pour y parvenir, la Belgique devrait mettre tout le poids politique dont elle dispose au sein des instances européennes et internationales pour plaider en faveur d’allègements qui ne soient pas conditionnées à la mise en œuvre de politiques d’austérité et de privatisation. Ce qui implique de sortir du cadre du FMI pour mener ces annulations de dettes et de ne pas contribuer au fonds mis en place par le FMI pour transférer ses DTS aux pays appauvris du Sud.

En parallèle à cette action diplomatique, la Belgique dispose de plusieurs leviers d’action qu’elle peut actionner au niveau national pour alléger dès cette année une partie de ses créances bilatérales et mener un audit afin d’en identifier la part illégitime et odieuse. À l’instar de sa loi sur les fonds vautours, pionnière au niveau mondial30 https://www.cadtm.org/Analyse-de-la-loi-belge-du-12-juillet-2015-contre-les-fonds-vautours-et-de-sa , la Belgique pourrait également mettre à contribution les banques et les fonds d’investissements ayant leur siège en Belgique en explorant les pistes législatives possibles pour les y obliger. Après deux ans passés à leur demander gentiment de faire un geste sur la dette des pays appauvris (qu’ils ont refusé), il est temps de les y contraindre, d’autant que le secteur privé est le premier créancier des pays appauvris du Sud31 https://jubileedebt.org.uk/press-release/growing-debt-crisis-to-worsen-with-interest-rate-rises .

La mise en œuvre de ces mesures de justice sociale suppose nécessairement d’avoir la volonté politique et d’être créatif en imaginant des solutions guidées par droit international et les droits humains et non par les marchés financiers et les règles procédurales inadaptées sources d’injustice.

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