Christoph Mohni, responsable de la Coordination Europe-Haïti (COEH), qui réunit 8 ONG européennes actives en Haïti et est basée chez Entraide et Fraternité à Bruxelles, fait le point sur les derniers développements de l’actualité dans un pays qui fait face au défi de la transition démocratique, du contrôle par les gangs et de l’extrême pauvreté alors que plus de 500.000 personnes ont été déplacées.
Au retour d’un voyage à l’étranger, en mars dernier, le président Ariel Henry a été bloqué à Porto Rico et interdit de rentrer au pays par les États-Unis. Depuis, il a dû démissionner et a été remplacé par Garry Conille… Entre-temps, les forces policières kényanes ont débarqué pour une mission approuvée par les Nations unies. Est-ce que ce sont des nouvelles favorables du point de vue de la société civile ?
La demande de la société civile, des associations avec lesquelles on travaille, c’était d’avoir tout d’abord un gouvernement de transition et de rupture avant de décider si une intervention extérieure était nécessaire pour rétablir la sécurité dans le pays. La nomination du gouvernement de transition est une première étape positive, mais elle est loin d’être satisfaisante. Conille semble être qualifié pour le poste, mais c’est l’homme choisi par les États-Unis. Certains des membres du cabinet nommés ont suscité des critiques, mais il est quand même parvenu à former un gouvernement relativement inclusif avec des femmes, des jeunes et des membres de la diaspora, tenant ainsi, du moins en partie, sa promesse de donner à ce gouvernement un caractère plus large. Les défis auxquels le nouveau gouvernement doit faire face sont immenses, notamment l’insécurité. Conille s’est engagé à lutter contre les gangs et à rétablir l’autorité de l’État dans les « territoires perdus ». Le 1er juillet, nous avons publié un appel à l’Union européenne pour le soutien à une transition juste et durable. Nous demandons à l’UE de prévoir des fonds importants pour aider Haïti à faire face à la crise humanitaire et à relever les défis comme la sécurité alimentaire et l’éducation, ce qui est essentiel pour soutenir le processus de transition dans une perspective durable, au- delà des problèmes de sécurité.
Qu’inspire le gouvernement de transition ?
Notre critique, et donc celle d’une grande partie de la société civile en Haïti, est toujours la même : ceux qui ont créé le problème sont ceux qu’on consulte à nouveau. S’il y avait des élections dans les conditions actuelles, ces élections risqueraient d’entériner leur pouvoir. Des partis mafieux ont toujours une position forte et font partie du conseil présidentiel de transition. Les 200 premiers policiers kényans sur 1000 annoncés sont arrivés fin juin, mais personne ne sait quand les autres arriveront (pas plus que ceux du Bangladesh, du Bénin, du Tchad, des Bahamas et de la Barbade). La grande question est : pour quoi faire ? Maintenir la paix, comme des Casques bleus ? Contrôler l’aéroport, le quartier des ambassades, les routes principales, et c’est tout ? Et les gangs restent dans les bidonvilles sans être embêtés ? On ne voit pas des policiers étrangers entrer à Cité Soleil et s’attaquer aux gangs et libérer tout Port-au-Prince. Il règne un manque total de transparence concernant cette intervention, ce qui ne laisse malheureusement rien présager de bon.
Comment en est-on arrivé là ?
En 2021, le président Jovenel Moïse a été assassiné. À ce moment-là, la société civile, très large, l’Église, des représentants des milieux économiques, se sont retrouvés pour essayer de trouver un accord pour une transition. Ces négociations ont abouti à l’accord du Montana, qui proposait une transition de rupture et la mise en place des conditions nécessaires pour tenir des élections libres. La communauté internationale, surtout les États-Unis, n’était pas favorable à cette transition et elle a soutenu Ariel Henry choisi par Moïse la veille de son assassinat. La communauté internationale a considéré que c’était le voeu de l’ancien président. Henry avait la responsabilité d’organiser les élections. Ce qu’il n’a pas fait, puisqu’il a pris tous les pouvoirs. Il n’y avait plus de parlement ni de contrepouvoir. Entre-temps, les gangs ont pris de plus en plus de pouvoirs et ont étendu leur contrôle sur de plus en plus de territoires.
C’est qui ces fameux gangs ?
Les gangs ne sont pas un nouveau phénomène en Haïti, ils ont toujours été liés à des groupes d’intérêts politiques, économiques, c’était déjà le cas sous la dictature des Duvalier (1957-1986), avec les fameux « tontons macoutes ». Ce ne sont pas des simples bandes de dealers, mais des milices privées engagées pour contrôler la population, réprimer des manifestations, causer des massacres avec l’argent des puissances politiques ou économiques. Ce sont des bras armés des politiques, en fait. Aujourd’hui ils commettent aussi des enlèvements, règnent sur le trafic de drogue, etc. Ils se sont émancipés et sont plus forts aujourd’hui que ceux qui les commanditaient. Le chef mafieux et ancien policier Jimmy Chérizier, le fameux « Barbecue », a mis à profit sa proximité avec le parti au pouvoir, le PHTK, pour étendre son influence territoriale et fédérer plusieurs gangs. Avant plusieurs massacres à Port- au- Prince entre 2017 et 2020, il a reçu un soutien matériel, logistique et financier de hauts fonctionnaires du gouvernement Moïse. Ces derniers lui fournissaient de l’argent, des uniformes de policiers et des véhicules officiels pour mener à bien ses attaques. 7 600.000
Quelle est la situation sécuritaire et, partant, humanitaire ?
Il y a un pays à deux vitesses : Port-au-Prince, tout le département de l’Ouest, une partie de l’Artibonite, sont aux mains des gangs. La situation dans la capitale est toujours très compliquée, près de 600.000 personnes dont 300.000 enfants ont été déplacées par la violence des gangs. En province, les choses sont différentes : comme Haïti est un pays très centralisé, tout est concentré sur Port-au-Prince, et tout l’approvisionnement extérieur (nourriture, carburants, matériaux et machines) est à l’arrêt. En revanche, les populations de la province montrent beaucoup de résilience. La petite agriculture y est basée sur la consommation et les gens se débrouillent pour subsister. Malgré cela, près de 5,5 millions d’Haïtiens et Haïtiennes dépendent aujourd’hui de l’aide humanitaire.
Peut-on dès lors dire que nos partenaires continuent à travailler en sécurité ?
Absolument. La situation est plus difficile qu’avant encore pour eux, mais ils continuent les projets parce que la plupart sont basés en province et font preuve de cette résilience alors que la crise humanitaire est terrible : il est justement plus que jamais nécessaire de soutenir ce travail.