Marie Eveline Larrieux est une des fondatrices de SOFA (Solidarite Fanm Ayisyèn – Solidarité Femmes haïtiennes) à la fin de l’ère Duvalier (1986), association partenaire d’Entraide et Fraternité dont elle est membre de la direction nationale. Elle explique pourquoi le travail auprès des femmes est fondamental en cette période si difficile.
Comment est née votre association féminine et féministe, SOFA ?
En 1985, je travaillais pour la mission d’alphabétisation de l’Église catholique en Haïti. Nous étions une bande de jeunes filles sorties des études et nous étions interloquées par le fait que, lors des formations, nous ne voyions que des hommes alors qu’il y avait beaucoup plus de femmes à l’église ! C’était la fin de la dictature Duvalier, c’était très difficile. Il nous semblait que l’Église était le meilleur moyen d’intégrer les gens. On a fait une enquête auprès des communautés et les femmes nous répondaient qu’elles ne pouvaient pas venir aux formations parce qu’elles devaient s’occuper des enfants ou des grands- parents à la maison. Mais ce que l’on comprenait entre les lignes, c’est que les hommes les empêchaient de quitter la maison mais qu’elles n’osaient pas le dire. Le dimanche, les prêtres ont commencé à encourager les femmes à venir à nos formations, tant comme formatrices que comme élèves. Pour nous, il était question là d’engagement des femmes au sein de la paroisse mais aussi d’engagement social. Et quelques jours après la chute du régime, nous avons créé une organisation qui, pour nous, semblait le lieu idéal pour renforcer la réflexion et cette volonté d’affranchissement des femmes.
La question des violences sexuelles a-t-elle toujours été présente ?
Dès les années 30, il y a eu un mouvement de scolarisation des femmes, de droit de vote aux femmes mais tout cela a été stoppé par la dictature des Duvalier, qui en plus avait chassé l’Église. Il a fallu attendre sa chute en 1986 pour que nous puissions reprendre la lutte pour l’émancipation des femmes. La violence faite aux femmes était considérée comme normale car relevant de la sphère familiale et privée. On a lancé une campagne sur le sujet en 1987 et elle a donné beaucoup de fruits au niveau législatif, sur les violences conjugales, sur le statut des enfants, sur la maternité. Depuis quelques années, on a une explosion des fillesmères, notamment du fait qu’à cause des catastrophes naturelles, une partie de la population vit sous des tentes où les jeunes peuvent flirter plus facilement. Ces dizaines de jeunes filles mineures ne vont évidemment plus à l’école. Nous avons commencé à travailler avec elles pour les aider à dépasser la situation socio-économique dans laquelle elles se sont retrouvées, et évidemment mener un travail de prévention. Nous accompagnons ces jeunes filles et plusieurs sont retournées à l’école ou parties dans des écoles professionnelles pour apprendre un métier. Nous les accompagnons également sur le plan psychologique et médical, gynécologique.
Il se dit que, tant dans les régions contrôlées par les gangs qu’ailleurs, les filles, les femmes n’osent même plus aller chercher de l’eau au village d’à côté, parce qu’elles vont se faire violer sur le chemin.
Le système judicaire est à genoux, c’est pourquoi les hommes pensent avoir tous les droits. Oui, ce risque existe. Le premier résultat aujourd’hui, c’est la diminution de la mobilité des femmes. Ce sont les femmes qui vont au marché, qui transportent les produits du jardin, etc. Mais pour l’instant, les femmes haïtiennes ont une mobilité très réduite, ce sont souvent des femmes seules avec des enfants qu’elles ont très jeunes. Parce que, sur le chemin, il y a les gangs, qui utilisent les violences sexuelles comme arme de guerre contre les femmes de leur quartier, et il y a des malfrats partout. Ils sont très violents. Sans oublier les femmes qui sont victimes de violences chez elles. Les gangs qui chassent les gens, volent, pillent, brûlent les maisons, au niveau psychologique, c’est une situation épouvantable.
Comment est née votre ferme- école (lire pages 2 et 3), que vous décrivez comme une ferme féministe et écologique ?
En fait, on travaille sous plusieurs angles, ce sont nos actes d’intervention : la lutte contre les violences faites aux femmes, la santé des femmes, la participation des femmes aux instances décisionnelles, l’autonomisation des femmes. La ferme est spécifiquement réservée à l’autonomisation des femmes. Nous avons évidemment fait ces deux choix : celui de l’agroécologie et celui d’une ferme qui participe à l’émancipation des femmes. Cette ferme porte le nom de Délicia Jean qui était membre de notre organisation. Sa détermination est une inspiration : elle était analphabète, ne parlait pas espagnol et est pourtant allée à Cuba participer à une formation pour les femmes paysannes. Après avoir obtenu son diplôme là-bas, elle a dit : « Nous devons créer une ferme-école pour former les femmes. » Elle est décédée en 2006 et nous avons lancé la ferme en 2013. Nous avons lancé notre programme de formation avec l’État.