Vers la fin du libre-échange en agriculture ?
Au cours de ces mois de campagne électorale, tous les partis politiques belges sont soudain devenus des amis du monde agricole. Les manifestations qui ont marqué ce premier trimestre 2024 en Europe ont remis l’agriculture et l’alimentation au centre du débat politique. Face à un modèle de libre-échange qui écrase les petit·es agriculteurs et agricultrices du Nord et du Sud sous le poids des intérêts des grands groupes industriels et à une crise climatique et environnementale dont les effets sont manifestes, les résultats des élections de juin 2024 sont un moment clé.
Tous les partis politiques s’efforcent d’intégrer un nouveau discours sur l’agriculture dans leur communication pour répondre aux demandes pressantes du secteur, notamment mettre fin à la concurrence déloyale des produits étrangers qui ne respectent pas les normes de production européennes. Mais dans l’hypothèse où ils seront respectés, ces engagements pré-électoraux suffiront-ils à amorcer une transition agricole juste à la fois pour les paysan·nes en Belgique et dans les pays du Sud exportateurs de denrées alimentaires ? Pour répondre à cette question, nous avons passé au crible les différents programmes des partis politiques francophones.
L’origine du débat
Les règles actuelles du commerce agricole sont vivement critiquées par le secteur agricole, qui peine à obtenir une juste rémunération face à la pression à la baisse des prix mondiaux. Les agriculteurs et agricultrices conventionnel·les doivent vendre à bas prix à la grande distribution, tandis que dans d’autres circuits de distribution, on lutte contre les prix cassés de l’agro-industrie. Cette précarité est exacerbée par une concurrence accrue avec des productions qui viennent de l’extérieur.
La multiplication des accords de commerce ces dernières années, comme le CETA avec le Canada ou le récent accord avec la Nouvelle Zélande, accentue encore cette concurrence déloyale. En effet, ces accords facilitent l’entrée sur le marché de denrées agricoles produites selon des normes environnementales ou sanitaires moins exigeantes qu’en Europe. Une tendance qui devrait encore se renforcer si de nouveaux accords sont signés, comme l’accord avec les pays du Mercosur.1Argentine, Brésil, Uruguay, Paraguay Dans le domaine agricole, l’accord va favoriser les entreprises exportatrices de produits agro-alimentaires de ces pays sud-américains et entraîner une concurrence croissante pour l’agriculture européenne : 99 000 tonnes de bœuf importées dans l’UE bénéficieront des tarifs réduits. Dans les pays européens où l’élevage de viande bovine est un secteur important, comme la Belgique, les agriculteur·trice·s ont exprimé leurs vives inquiétudes.
En réponse à ces inquiétudes, les partis évoquent les concepts de mesures miroirs ou de clauses miroirs.
Qu’est-ce qu’une mesure miroir ?
Les mesures miroirs sont des dispositions intégrées dans la législation européenne, conditionnant l’accès au marché de l’UE au respect de certaines normes de production européennes en matière d’environnement, de santé ou de bien-être animal. Cela implique que nos partenaires commerciaux seraient contraints de respecter les normes exigées en Europe, notamment concernant l’usage des pesticides ou les pratiques d’élevage, sous peine de ne plus pouvoir exporter leurs produits vers l’UE.2Fondation pour la Nature et l’Homme, INTERBEV et l’Institut Veblen (2024) : https://www.fnh.org/wp-content/uploads/2024/02/rapport-mesures-miroirs-fevrier-2024.pdf
Les mesures miroirs font depuis longtemps l’objet de débats dans les cercles académiques. En 2020, elles entrent dans le débat politique au sein du Parlement européen, lors des négociations sur la politique agricole européenne. Elles seront ensuite soutenues par la présidence française du Conseil de l’UE qui, depuis janvier 2022, encourage les discussions européennes à ce sujet.3Verheecke L. (2022) : https://entraide.be/publication/analyse-2022-07/ En juin 2022, la Commission européenne a reconnu l’intérêt et la faisabilité des mesures-miroirs dans son rapport au Parlement.4COM (2022) “Report from the commission to the european parliament and the council Application of EU health and environmental standards to imported agricultural and agri-food products” : https://food.ec.europa.eu/system/files/2022-06/ia_environmental-standards-aw-report.pdf
Il existe déjà des exemples de mesures miroirs dans la législation européenne et des nouvelles ont vu le jour plus récemment :
- En 1996, l’interdiction de l’accès au marché de l’UE de produits animaux traités avec des hormones de croissance.
- En 1991, les premières règles de commercialisation de produits importés en tant que produits biologiques dans l’UE.
- En 2023, l’interdiction d’importation de produits contenant des traces de deux des quatre néonicotinoïdes interdits en Europe, avec une mise en application prévue d’ici à 2026, en invoquant pour la première fois la protection de l’environnement.
- En 2023, le règlement contre la déforestation importée adopté en mai 2023. Bien que sa robustesse reste à prouver, ce règlement vise à interdire l’importation de produits liés à la déforestation, en exigeant des entreprises qu’elles prouvent que leurs chaînes d’approvisionnement ne contribuent pas à la déforestation.
- En 2024,l’interdiction des produits issus du travail forcé sur le marché de l’UE.
Ces mesures peuvent être compatibles avec les règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) à condition de prouver scientifiquement leur nécessité et de s’assurer qu’elles ne constituent pas une restriction déguisée au commerce international. De plus, ces mesures doivent être proportionnées et non discriminatoires pour être acceptées. En général, l’OMC préfère les négociations consensuelles à l’application de mesures unilatérales.
Cependant, le coût de certification et les contrôles sont souvent délégués aux pays tiers, ce qui entraîne le risque d’une pression financière accrue sur les petit·es agriculteurs et agricultrices ou d’un manque de transparence en l’absence de contrôles efficaces dans les pays du Sud. Cela peut également enrichir les entreprises de certification.
Quelles différences avec les clauses miroirs ?
Les mesures miroirs sont des dispositions unilatérales où la mesure de réciprocité s’applique à tous les biens qui entrent sur le marché unique européen, quelle que soit leur origine.
Les clauses miroirs désignent des clauses environnementales, sanitaires ou de bien-être animal incluses dans les accords commerciaux bilatéraux. Elles conditionnent l’octroi de quotas ou la réduction des droits de douane pour un produit donné. Dans ce cas, la mesure de réciprocité ne s’applique qu’aux biens concernés par l’accord établi avec le pays ou le groupe de pays5Fondation pour la Nature et l’Homme, INTERBEV et l’Institut Veblen (2024) : https://www.fnh.org/wp-content/uploads/2024/02/rapport-mesures-miroirs-fevrier-2024.pdf en question.
Cette approche est déjà soutenue par la Commission européenne dans les négociations d’accords commerciaux. Un exemple récent est la déclaration additionnelle qui devrait inclure des objectifs climatiques (Accord de Paris) et encourager le respect des conventions internationales sur le travail (OIT) dans l’accord commercial entre l’UE et les pays du Mercosur en cours de négociation. Toutefois, cette déclaration est dépourvue de sanctions et sa valeur juridique reste incertaine.
De manière plus générale, les accords de libre-échange (ALE) de l’UE intègrent désormais un chapitre consacré au commerce et au développement durable (appelé chapitre TSD pour Trade and Sustainable Development). Ce chapitre vise à encourager la ratification et le respect des conventions internationales, notamment les normes de l’Organisation internationale du travail (OIT) et les accords environnementaux internationaux. Cependant, en l’absence de mécanismes efficaces pour faire respecter ces engagements ou pour imposer des sanctions, les ALE ont des effets limités en matière de développement durable.6Coalition Contre la Faim (2023) “Cohérence des politiques pour systèmes alimentaires durables” : https://www.coalitionagainsthunger.be/Coherence-des-politiques-pour
La crise agricole et la réponse des partis
Les positionnements des différents partis politiques francophones sur l’agriculture et le commerce alternent entre un discours “réformiste”, qui demande de modifier les règles du commerce agricole et d’utiliser les instruments existants pour avancer vers un commerce juste et durable et un narratif plus “radical” avec la possibilité d’exclure l’agriculture des règles actuelles du commerce et de reconnaître la fonction nourricière de l’agriculture. Une fonction qui relève donc du droit à l’alimentation et ne peut être soumise aux aléas du marché.
Les clauses miroirs à l’intérieur des accords de commerce sont mentionnées par 4 partis sur 6 mais les mesures miroir sont citées exclusivement par Écolo. Tous les partis invoquent une réciprocité de normes afin d’éviter une concurrence déloyale et mettent un fort accent sur la dimension européenne. Trois seulement critiquent le modèle de commerce et reconnaissent ses conséquences sur les pays du sud.
Le Parti du Travail de Belgique (PTB)7https://www.ptb.be/programme/commerce-equitable critique fermement les accords de libre-échange et prône la relocalisation de la production agricole ainsi qu’une nouvelle logique commerciale basée sur des partenariats de solidarité et de réciprocité.
“Dans tous les traités et règlements internationaux, nous faisons valoir l’exception agricole et alimentaire. Nous faisons respecter les mêmes normes environnementales, sanitaires, sociales et de bien-être animal que chez nous. Nous renonçons ou renégocions des accords de partenariat et d’investissement basés sur le pillage des richesses de pays tiers.”
Le parti s’engage à refuser de conclure des accords commerciaux qui vont à l’encontre des objectifs posés par nos propres politiques agricoles :
“Ces accords constituent une menace pour l’agriculture à petite échelle. Nous voulons réorienter notre agriculture pour qu’elle se concentre sur la production d’aliments sains et locaux plutôt que sur les exportations et les besoins de l’industrie agroalimentaire.”
Le parti fait aussi référence à la transparence et à l’ouverture démocratique, éléments importants qui manquent dans le cadre des négociations des accords de commerce.
Écolo8https://ecolo.be/wp-content/uploads/2024/03/2024-Programme-consolide-final.pdf veut faire de la politique commerciale européenne un outil pour entraîner nos partenaires commerciaux dans une transition écologique et juste. Le parti ne mentionne pas explicitement la réforme de l’OMC et il préfère se focaliser sur l’action européenne et sur sa capacité à agir de façon autonome.
Écolo insiste sur la nécessité de garantir la réciprocité des normes sanitaires, environnementales et sociales pour protéger les marchés européens de la concurrence déloyale de produits importés de faible qualité. Il est le seul parti à établir une véritable distinction entre clauses et mesures miroirs : il soutient les deux solutions, tout en proposant des instruments d’accompagnement pour les pays en développement afin d’éviter les accusations de protectionnisme.
Écolo plaide aussi pour privilégier les usages nourriciers des terres agricoles et renforçant l’approvisionnement alimentaire local en instaurant une exception alimentaire dans les règles commerciales :
“Nous plaidons pour que l’Union européenne décide une exception alimentaire pour déroger à la concurrence internationale et privilégier des produits locaux afin de garantir le développement d’une chaîne d’approvisionnement aussi locale qu’efficace. »
Pour garantir la satisfaction des besoins alimentaires de base au niveau international, Écolo veut établir un observatoire international des stocks et des flux alimentaires, ainsi que prévoir une régulation des usages prioritaires des productions agricoles et de leurs prix. Il demande également une plus grande implication de la société civile et du Parlement européen dans les négociations des accords commerciaux.
Le Parti Socialiste (PS)9https://assets.nationbuilder.com/psbe/pages/3323/attachments/original/1710241108/Programme_PS_2024.pdf?1710241108 plaide pour l’introduction de clauses miroirs dans les accords commerciaux de l’UE, conditionnant tout accord au respect des normes de production européennes. Ils veulent des normes sociales et environnementales contraignantes, un chapitre TSD fort avec la possibilité de sanctions en cas de violation. Le PS insiste sur l’importance des clauses sociales et d’une analyse d’impact pour évaluer les effets des accords commerciaux. Il ne refuse pas les accords commerciaux en tant que tels :
“les accords commerciaux sont importants pour la compétitivité de l’économie ouverte qu’est la Belgique » et “servent à diversifier les sources d’approvisionnement.”
En même temps, il appelle à une révision des règles de l’OMC pour garantir la souveraineté alimentaire et les revenus des agriculteurs et agricultrices dans les pays en développement ainsi qu’une exception alimentaire dans les accords européens :
“Refuser la ratification des accords commerciaux en cours de négociation au niveau européen encourageant un modèle agricole exportateur, non durable et extensif et une fragilisation du tissu agricole européen. Dans cette perspective, il convient également de garantir la souveraineté alimentaire des pays partenaires en incluant des exceptions agricoles et alimentaires dans nos accords commerciaux. »
Le PS veut également analyser la possibilité́ d’un prélèvement fiscal sur les produits alimentaires importés dans l’Union européenne dont la production a occasionné des dégâts environnementaux.
Les Engagés10https://www.lesengages.be/wp-content/uploads/2024/02/lesengages_programme2024_complet_2_v2.pdf plaident pour une concurrence loyale entre l’Union européenne et ses partenaires commerciaux en appliquant des clauses miroirs strictes. Ils veulent déployer des procédures de contrôle suffisantes et créer un fonds rapide pour gérer les déséquilibres des prix agricoles. Ils refusent que l’agriculture soit une variable d’ajustement dans les traités de libre-échange, affirmant la nécessité de protéger les frontières, le secteur agricole, les consommateurs et la biodiversité.
Dans leur programme, on peut ainsi lire : “…pas d’avantages commerciaux pour les produits qui ne répondent pas aux mêmes normes que celles applicables aux produits européens y compris celles applicables à leur processus de fabrication, notamment en matière sociale et environnementale”
Les Engagés défendent la régulation multilatérale des échanges commerciaux pour éviter les guerres commerciales et prônent une réforme des règles de l’OMC pour introduire une exception climatique. Ils promeuvent également une réforme des règles de subventions et de droits de douane pour favoriser un commerce plus juste et visent à faire du multilatéralisme commercial durable la norme mondiale. Ils soulignent aussi les impacts des échanges commerciaux agricoles sur les paysan·nes au Sud.
Le Mouvement Réformateur (MR) reste un fervent partisan du libre-échange et de l’ouverture des marchés, mais s’ouvre aux clauses miroirs, allant même jusqu’à envisager l’exclusion de l’agriculture dans les accords de commerce si la mise en œuvre effective de ces clauses ne peut pas être contrôlée.
“Nous plaidons pour l’instauration de clauses-miroirs dans tous les accords de libre-échange. Il n’est pas normal que nos agriculteurs soient soumis à des normes sociales et environnementales très élevées et que les pays qui importent en soient exemptés. À défaut de pouvoir contrôler effectivement la traçabilité et la provenance des produits, il faut s’abstenir d’intégrer l’agriculture dans les accords de libre-échange.”
Le MR insiste également sur la nécessité de renforcer l’agriculture européenne pour qu’elle reste compétitive face à la concurrence internationale. Il appelle à une Politique agricole commune (PAC) recentrée et refinancée pour compenser les contraintes liées aux normes européennes et pour rendre effectives les clauses miroirs. Le MR soutient la négociation de traités internationaux pour réduire les barrières douanières, citant le CETA comme un exemple de succès.
DéFI est un parti libéral favorable au commerce mais prévoit de conditionner les accords commerciaux à des normes strictes, exigeant que tous les acteurs respectent les normes européennes en matière sociale, environnementale et phytosanitaire pour accéder au marché européen. Il insiste sur le fait que les accords commerciaux doivent être justifiés par des avantages comparatifs naturels et ne devraient jamais être basés sur du dumping social ou environnemental.
DéFI11https://www.defi.be/wp-content/uploads/0624_livret_axe_5_bd.pdf promeut la préférence communautaire, affirmant que les produits pouvant être produits de manière économique et écologique en Europe n’ont pas besoin d’être importés, évitant ainsi les coûts énergétiques et environnementaux associés au transport.
Incohérences et conséquences au Sud
Tous les partis reconnaissent le problème de concurrence déloyale entre des produits soumis à des règles de production différentes. La protection du marché national et du secteur agricole européen est présente dans tous les programmes mais seuls certains (PTB, PS, Écolo) pointent la racine du problème : un modèle de commerce incohérent avec les droits humains et l’environnement.
Imposer notre modèle à l’étranger doit également se faire avec cohérence. Malgré l’interdiction de certains pesticides chez nous, l’UE continue de produire et d’exporter des pesticides dont elle interdit l’usage sur son territoire, ce qui entraîne des traces de ces pesticides sur les denrées alimentaires importées. L’UE a exporté 7000 tonnes de pesticides interdits au niveau européen vers les pays du Mercosur en 2018-2019.12Bombardi L. (2021) “Geography of Asymmetry: the vicious cycle of pesticides and colonialism in the commercial relationship between Mercosur and the European Union” : https://left.eu/issues/cycle-of-poison-and-molecular-colonialism-in-the-commercial-relationship-between-mercosur-and-the-european-union/#:~:text=The%20EU%20has%20exported%207000,in%20the%20EU%20to%20Mercosur. Cette situation rend difficile pour l’UE de justifier des restrictions aux importations de produits contenant des résidus de pesticides alors qu’elle continue elle-même à exporter ces mêmes pesticides.
Le 23 juin 2023, le Conseil des Ministres a adopté l’arrêté royal, proposé par la ministre Zakia Khattabi, interdisant l’exportation hors de l’Union européenne de pesticides interdits dans l’UE. Une belle victoire pour la société civile qui a soutenu ce projet, et notamment pour la « Coalition pestices » menée par l’ONG Humundi (ex-SOS-Faim), dont Entraide et Fraternité est membre. Cependant, cette victoire restera partielle tant que toute l’Union européenne n’aura pas adopté une telle interdiction. En effet, la Belgique peut continuer à vendre ces pesticides interdits aux Pays-Bas, par exemple, qui, eux, peuvent continuer les exporter hors de l’UE. La pression des lobbies de l’industrie chimique est très forte sur cette question13Voir le communiqué de presse de la Coalition pesticides : https://stop-pesticiden.be/wp-content/uploads/2023/07/CP-FR.pdf.
Un manque de cohérence est également observé, comme dans le règlement « zéro déforestation » qui cible certains produits comme le bœuf, l’huile de palme et le café, mais en laisse d’autres de côté tels que le maïs, le porc et la volaille.14Monteverdi (2023) Accord UE-Mercosur – à nouveau sur la table … toujours imbuvable ! : https://entraide.be/publication/accord-ue-mercosur/
Cela illustre la difficulté croissante de l’Europe à naviguer dans un contexte géopolitique de moins en moins favorable au multilatéralisme dominé par l’Occident, où elle peine à imposer ses priorités lors des négociations. Les discussions sur la déclaration additionnelle de l’accord UE-Mercosur en sont un exemple. Les pays du Mercosur perçoivent les démarches unilatérales de l’UE comme des mesures protectionnistes et demandent des contreparties.
Dans ce contexte, il est légitime de se demander comment les accords commerciaux peuvent réellement contribuer à la diffusion des normes environnementales et sociales. Comment des accords négociés sans aucune transparence, sur lesquels les multinationales ont une emprise significative et qui impliquent de moins en moins la société civile peuvent-ils favoriser un changement sociétal ?
Il se pose ensuite le problème des contrôles et des moyens pour assurer ces contrôles. Mettre en place toute une série de clauses ou mesures miroirs implique aussi de renforcer les ressources allouées à tout ce travail de certification. Cela ne peut pas reposer uniquement sur les épaules de pays du Sud qui souvent ne disposent pas des moyens suffisants de contrôle. De plus, cela décharge nos propres entreprises de leur responsabilité, puisqu’elles contribuent également au système en alimentant la demande pour ce type de produits.
Prenons l’exemple du soja : le Brésil est, avec les États-Unis, le principal exportateur vers l’UE de fèves et tourteaux à destination de l’alimentation animale (poulet, porc, bœuf). Le commerce du soja est exclu de tout droit de douane à la suite de l’accord du Dillon Round du GATT (1961-62). Cela a créé une forte dépendance de l’Europe envers ces pays exportateurs et un déficit dans la production de protéines végétales sur son territoire. Or, ce modèle est soutenu par un type d’élevage industriel qui, pour rester compétitif sur un marché global, intensifie sa production et remplace les prairies par des systèmes d’engraissement en intérieur. De l’autre côté de l’Atlantique, ce soja produit exclusivement pour l’exportation détruit la savane du Cerrado : en 2023, la déforestation a augmenté de 68% par rapport à 2022, le Cerrado dépassant ainsi l’Amazonie, avec 1,11 million d’hectares déboisés)[15]2023 Mapbiomas : https://storage.googleapis.com/alerta-public/rad_2023/RAD2023_COMPLETO_FINAL_28-05-24.pdf [/note]. En outre, la culture industrielle du soja déplace des populations et détruit le territoire par l’utilisation accrue de pesticides.
FOCUS : Dans l’État de Maranhão, au cœur de la zone agricole de l’agrobusiness brésilien appelée MATOPIBA15une région formée des États nordestins du Maranhão, Tocantins, Piaui et Bahia., la communauté quilombola de Coqualinho est menacée d’expulsion de sa terre ancestrale en raison de l’expansion des champs de soja. Selon une analyse, neuf types de pesticides toxiques ont été retrouvés dans la canalisation à côté du campement.16Agro è Fogo, “Dossier sobre grillagem, desmatamento e incendios na Amazonia, Cerrado e Pantanal”, 2023 : https://agroefogo.org.br/download-dossie/
Le Maranhão est parmi les États les plus violents à l’égard les défenseurs et défenseuses de la terre, avec 13 345 familles touchées en 2022.17PT, « Ocorrências de Conflitos por Terra », 2022 : https://www.cptnacional.org.br/downlods/download/36-conflitos-por-terra-ocorrencias/14291-ocorre-ncias-de-conflitos-por-terra-2022 Les menaces envers ces communautés sont directes, allant des violences verbales au blocage d’accès au campement, mais aussi indirectes, notamment par l’utilisation de pesticides et des incendies. Les grands propriétaires terriens utilisent le feu pour défricher et étendre leurs cultures, souvent sans aucun contrôle. Une fois le terrain défriché, ils occupent la terre pour y cultiver du soja et du maïs destinés à l’exportation. Ces cultures entraînent une utilisation intensive de pesticides, pulvérisés également par avion, ce qui affecte la santé des communautés en détruisant leurs cultures et contaminant leurs rivières. Cette pratique, utilisée pour expulser les paysan·nes de leurs terres ancestrales, s‘est intensifiée en 2024. En 2023, la Campagne nationale de défense du Cerrado et la Fondation Oswaldo Cruz ont confirmé la contamination de l’eau par des analyses en laboratoire.18Petition et lettre de la société civiles au gouvernement de Maranhão pour arrêter la pulvérisation par avion de pesticides : https://www.salveafloresta.org/acoes/1284/brasil-nao-a-pulverizacao-aerea-de-veneno-sobre-os-corpos-e-plantacoes-de-camponeses-no-maranhao#letter En avril, le Conseil de défense des droits humains de l’État de Maranhão a également rapporté la gravité de la situation.19 https://revistacultivar.com/noticias/governo-publica-decreto-para-desenvolvimento-do-agro-no-matopiba
Conclusion
Il ne suffit pas d’imposer des clauses et des règles si le modèle reste le même. Changer le commerce est important mais le risque est que le débat sur les mesures ou clause miroirs détournent l’attention du véritable défi que représentent la relocalisation et la réappropriation de notre système alimentaire. Comment voulons-nous nourrir la population ? Qu’est-que notre territoire est capable de produire ? Comment garantir notre souveraineté et sécurité alimentaire dans un contexte géopolitique complexe et touché par les impacts du changement climatique et l’épuisement des ressources ? Comment mettre en place des partenariats de solidarité et sortir du modèle d’exploitation de la nature et de l’humain ? Pour cela, nos modèles de production et de consommation doivent changer.
Un approche “protectionniste” qui autorise l’État à protéger son agriculture sans penser aux conséquences sur le système global ne correspond pas à notre vision de la solidarité internationale qui veut repenser les relations d’échange et d’entraide sur la base des besoins de la population. Le rôle nourricier de l’alimentation doit être mis en avant face aux logiques de marché et la souveraineté alimentaire au centre du débat sur le commerce à venir. Jusqu’à sortir l’agriculture des négociations des accords de libre-échange et à la soustraire des logiques marchandes qui ne reconnaissent pas la diversité et la complexité d’un secteur qui ne peut être normalisé au niveau international.
- 1Argentine, Brésil, Uruguay, Paraguay
- 2Fondation pour la Nature et l’Homme, INTERBEV et l’Institut Veblen (2024) : https://www.fnh.org/wp-content/uploads/2024/02/rapport-mesures-miroirs-fevrier-2024.pdf
- 3Verheecke L. (2022) : https://entraide.be/publication/analyse-2022-07/
- 4COM (2022) “Report from the commission to the european parliament and the council Application of EU health and environmental standards to imported agricultural and agri-food products” : https://food.ec.europa.eu/system/files/2022-06/ia_environmental-standards-aw-report.pdf
- 5Fondation pour la Nature et l’Homme, INTERBEV et l’Institut Veblen (2024) : https://www.fnh.org/wp-content/uploads/2024/02/rapport-mesures-miroirs-fevrier-2024.pdf
- 6Coalition Contre la Faim (2023) “Cohérence des politiques pour systèmes alimentaires durables” : https://www.coalitionagainsthunger.be/Coherence-des-politiques-pour
- 7https://www.ptb.be/programme/commerce-equitable
- 8https://ecolo.be/wp-content/uploads/2024/03/2024-Programme-consolide-final.pdf
- 9https://assets.nationbuilder.com/psbe/pages/3323/attachments/original/1710241108/Programme_PS_2024.pdf?1710241108
- 10https://www.lesengages.be/wp-content/uploads/2024/02/lesengages_programme2024_complet_2_v2.pdf
- 11https://www.defi.be/wp-content/uploads/0624_livret_axe_5_bd.pdf
- 12Bombardi L. (2021) “Geography of Asymmetry: the vicious cycle of pesticides and colonialism in the commercial relationship between Mercosur and the European Union” : https://left.eu/issues/cycle-of-poison-and-molecular-colonialism-in-the-commercial-relationship-between-mercosur-and-the-european-union/#:~:text=The%20EU%20has%20exported%207000,in%20the%20EU%20to%20Mercosur.
- 13Voir le communiqué de presse de la Coalition pesticides : https://stop-pesticiden.be/wp-content/uploads/2023/07/CP-FR.pdf
- 14Monteverdi (2023) Accord UE-Mercosur – à nouveau sur la table … toujours imbuvable ! : https://entraide.be/publication/accord-ue-mercosur/
- 15une région formée des États nordestins du Maranhão, Tocantins, Piaui et Bahia.
- 16Agro è Fogo, “Dossier sobre grillagem, desmatamento e incendios na Amazonia, Cerrado e Pantanal”, 2023 : https://agroefogo.org.br/download-dossie/
- 17PT, « Ocorrências de Conflitos por Terra », 2022 : https://www.cptnacional.org.br/downlods/download/36-conflitos-por-terra-ocorrencias/14291-ocorre-ncias-de-conflitos-por-terra-2022
- 18Petition et lettre de la société civiles au gouvernement de Maranhão pour arrêter la pulvérisation par avion de pesticides : https://www.salveafloresta.org/acoes/1284/brasil-nao-a-pulverizacao-aerea-de-veneno-sobre-os-corpos-e-plantacoes-de-camponeses-no-maranhao#letter
- 19https://revistacultivar.com/noticias/governo-publica-decreto-para-desenvolvimento-do-agro-no-matopiba