TCE ayons l'énergie d'en sortir
Analyses

TCE La Belgique sera-t-elle la dernière à en sortir ?

par Renaud Vivien
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Lors de sa présidence de l’Union européenne (UE) au premier semestre 2024, la Belgique réussi à dégager un compromis politique permettant à l’UE de sortir du Traité sur la charte de l’énergie (TCE). Cet accord de commerce, aussi anachronique que dangereux, permet aux multinationales de remettre en cause les mesures politiques visant à lutter contre le dérèglement climatique et la précarité énergétique. Cette sortie de l’UE ne signifie pas pour autant que le danger est écarté pour la Belgique, l’un des rares pays européens à refuser de sortir du TCE. La présente analyse revient sur les dernières évolutions dans ce dossier sur lequel Entraide et Fraternité mène un plaidoyer intense depuis cinq ans, explique le danger pour la Belgique de rester enfermée dans le TCE et dresse quelques perspectives suite au résultat des élections belges de juin 20241La présente analyse est la version longue et actualisée d’une carte blanche publiée dans Le Soir, le 12 mars 2024 https://www.lesoir.be/574027/article/2024-03-12/la-belgique-coulera-t-elle-avec-le-tce Cette carte blanche a été co-signée par Renaud Vivien, coordinateur du Service politique d’Entraide et Fraternité; Arnaud Zacharie, secrétaire général du CNCD-11.11.11; Juan Carlos Benito Sanchez, coordinateur du Centre d’Appui Social Energie, Fédération des Services Sociaux.

Une arme redoutable dans les mains des multinationales

Signé en 1994, peu de temps après la fin de la guerre froide, le TCE visait initialement à protéger les investissements des entreprises européennes dans les États de l’ex-bloc soviétique, en leur donnant la possibilité de contourner les juridictions nationales pour attaquer directement ces États devant des arbitres privés. Cette possibilité est prévue dans la clause d’arbitrage dite « ISDS2Acron yme de « Investor-State dispute settlement ». Ce qui signifie en français « Mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et États ». Cette clause ISDS est insérée à l’article 26 du TCE. » insérée dans le TCE mais aussi dans d’autres traités de commerce et d’investissement liant la Belgique.

Cette clause redoutable peut être actionnée aussi bien en cas d’expropriations directes, incluant des nationalisations arbitraires, qu’en cas d’expropriations dites « indirectes », c’est-à-dire toute législation qui risque d’entraîner une réduction des profits escomptés par les investisseurs privés étrangers au moment d’investir. Elle permet ainsi aux multinationales et aux fonds d’investissements d’obtenir des centaines de millions d’euros de dédommagement, versés par les pouvoirs publics en compensation des bénéfices futurs que les entreprises escomptaient.

Le TCE est particulièrement dangereux en ce qu’il est l’accord commercial qui génère le plus de plaintes en arbitrage au niveau mondial. Selon le dernier recensement effectué par le Secrétariat du TCE, au moins 150 plaintes ont été déposées sur la base de ce traité avec à la clé plus de 50 milliards d’euros de dédommagements payés par les contribuables aux multinationales et aux fonds d’investissements privés3https://www.energychartertreaty.org/cases/list-of-cases. Un chiffre qui ne tient pas compte des menaces. Car le TCE est à la fois un instrument punitif et dissuasif. En effet, la seule menace de l’utiliser devant des arbitres peut conduire les pouvoirs publics à s’abstenir de prendre des mesures pour lutter contre le dérèglement climatique, comme le souligne le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec)4https://www.ipcc.ch/report/ar6/wg3/.

Dans le collimateur du TCE, on trouve des mesures touchant à la fois au climat, à l’environnement, à la précarité énergétique5Par exemple, la réglementation des prix de l’énergie, bien qu’autorisée par le droit européen, peut aussi être attaquée sur la base du TCE, à l’instar la Hongrie qui a fait l’objet de plaintes en arbitrage, suite à sa décision en 2006 de rétablir le système de prix réglementés. https://entraide.be/publication/analyse-2022-04/ mais aussi à la fiscalité. À titre d’exemple, les arbitres ont condamné l’Italie en 2022, sur la base du TCE, à dédommager une multinationale anglaise Rockhopper à hauteur de 190 millions d’euros (sans compter les pénalités et les frais de justice) à la suite d’un moratoire décrété par le Parlement italien sur tous les projets pétroliers à moins de 18 km des côtes italiennes. Autre exemple : en 2023, Klesch, une société de raffinage de pétrole basée à Jersey, porte plainte contre l’Allemagne et le Danemark en raison d’une taxe exceptionnelle sur les profits introduite dans ces deux pays, ainsi que l’UE en raison d’un règlement européen instaurant en 2022 une contribution exceptionnelle de solidarité du secteur énergétique pour faire face aux prix élevés de l’énergie6https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/HTML/?uri=CELEX:32022R1854&from=FR. Cette réglementation introduit une taxe exceptionnelle (donc temporaire) sur les profits des entreprises actives dans les énergies fossiles, qui dépassent de plus de 20 % la moyenne des profits enregistrés sur la période 2018-20217https://www.theguardian.com/world/2023/nov/20/eu-germany-and-denmark-sued-by-oil-firm-over-windfall-tax.

Anatomie d’une chute

Prenant conscience du danger à rester dans le TCE, onze pays européens (Italie, Allemagne, France, Luxembourg, Pologne, Pays-Bas, Slovénie, Danemark, Irlande, Espagne – voir encadré ci-dessous et Portugal), auxquels s’est ajouté en 2024 le Royaume-Uni8https://www.gov.uk/government/news/uk-departs-energy-charter-treaty mais aussi l’UE en tant qu’organisation régionale, l’ont déjà quitté ou ont annoncé officiellement leur sortie.

L’Espagne totalise à elle seule 51 plaintes contre elle, du fait d’un changement de législation sur les énergies renouvelables suite à la crise financière de 2007-2008. Dans ces affaires, 89 % des plaignants ne sont pas des entreprises d’énergies renouvelables, mais des fonds d’investissement spéculatifs, dont la moitié investit aussi dans des énergies fossiles. Jusqu’à présent, l’Espagne a été condamnée à payer plus de 1,2 milliard d’euros de compensation pour les affaires qu’elle a perdues. Cette somme équivaut à l’ensemble des dépenses engagées par le pays pour lutter contre la crise climatique, ou à cinq fois ce qu’il a dépensé pour réduire la pauvreté énergétique en 2021.9https://www.sustainableviews.com/brussels-briefing-meps-back-csddd-and-exit-from-ect/

La sortie de l’UE actée définitivement le 30 mai 2024 est l’un des résultats politiques majeurs obtenus par la Belgique pendant sa présidence de l’UE, au premier semestre 2024. Le retrait du TCE, qui selon la procédure ordinaire au sein de l’UE a d’abord été voté par une écrasante majorité de parlementaires européens (560 votes pour, 43 contre, 27 abstentions) puis par le Conseil de l’UE composé de tous les ministres européens de l’énergie, a été rendu possible grâce au compromis politique proposé par la Belgique. Ce compromis a consisté à autoriser les États membres de l’UE à approuver la « modernisation » du TCE10Lire notre analyse sur la « modernisation » du TCE ici : https://entraide.be/publication/analyse-202210/ et à en rester parties prenantes s’ils le souhaitent (pour les rares États qui ne l’ont pas encore quitté), tout en permettant à l’UE de s’en retirer dès à présent.

Cette sortie de l’UE est incontestablement une bonne nouvelle, même si un retrait coordonné du TCE par l’UE avec l’ensemble des États membres eût été préférable. C’est d’ailleurs ce que demandaient la société civile – dont Entraide et Fraternité -, mais aussi le Parlement et la Commission européenne. Mais devant le risque que le Conseil de l’UE refuse de voter en faveur de ce retrait coordonné, la présidence belge a préféré limiter la sortie du TCE à la seule Union européenne, en tant qu’organisation régionale. Il revient à présent aux quelques États membres qui restent liés par le TCE, dont la Belgique, de choisir ou non quitter ce traité qui est à la fois moribond et dangereux pour ceux qui y restent.

Entraide et Fraternité et d’autres organisations de la société civile belge et européenne plaident également pour que les parties qui sortent du TCE concluent entre elles un accord pour désactiver la « clause de survie » inscrite à l’article 47§3 du TCE. Cette clause prévoit que les investissements réalisés dans un pays avant son retrait continuent d’être protégés par le traité pendant vingt ans après sa sortie. La conclusion d’un tel accord permettrait ainsi de réduire le risque de poursuites devant des tribunaux d’arbitrage par des investisseurs de l’UE de vingt à un an.

Que risque la Belgique en restant dans le TCE ?

Alors qu’à l’instar de tous les pays voisins, l’UE a quitté le TCE, notre pays refuse de suivre le mouvement, faute de consensus entre les niveaux politiques fédéral et régional. En effet, sous la législature précédente (2019-2024), le gouvernement fédéral (en particulier le MR et l’Open VLD) et la Région flamande (avec à sa tête la N-VA) étaient contre la sortie du TCE.

Compte tenu des résultats électoraux en Belgique en juin 2024, il y a peu de chances que cette position change à court terme, même si le parti Les Engagé·es, qui est en faveurd’une sortie du TCE11Notons que les principaux partis francophones à l’exception du MR sont pour que la Belgique sorte du TCE., parvenait à convaincre son futur partenaire de gouvernement (le MR) de changer sa position. En effet, côté flamand, il n’y a que Groen, Vooruit et PVDA qui sont en faveur de la sortie du TCE.

Si la partie semble mal engagée, il n’est toutefois pas exclu que la Belgique décide d’en sortir, notamment pour des raisons financières. En effet, avec la sortie de l’UE, l’État belge court le risque de devoir payer des millions d’euros de dédommagement à une entreprise étrangère, du seul fait de la mise en œuvre de directives européennes touchant au secteur de l’énergie. Ce risque n’est bien réel puisque l’UE a récemment été attaquée, sur la base du TCE, pour avoir adopté une législation permettant de taxer les surprofits des entreprises énergétiques (voir plus haut le cas « Klesch »). Ajoutons que, le 15 février 2024, en vertu d’un autre traité de commerce et d’investissement, la Belgique a même été condamnée par des arbitres privés à payer une amende de 41,3 millions d’euros, plus les frais et intérêts, à l’entreprise DP World qui a son siège à Dubaï. Cette somme, qui pourrait même monter jusqu’à 80 millions d’euros, vise à dédommager cette entreprise du fait d’une décision prise par les autorités portuaires d’Anvers-Bruges relative à un changement de concession portuaire12https://www.gva.be/cnt/dmf20240220_94866985. Cette condamnation nous montre que la Belgique n’est absolument pas à l’abri de plaintes en arbitrage.

Ajoutons que la contribution financière annuelle de notre pays au fonctionnement du Secrétariat du TCE va augmenter significativement du fait du retrait de l’UE d’un nombre croissant d’États européens. En effet, leur retrait entraîne automatiquement la fin de leur participation financière.

Le bon sens voudrait donc que la Belgique se libère de cette épée de Damoclès que représente le TCE, d’autant que cet accord de commerce ne protège même par les entreprises belges, puisque le TCE ne protège que les entreprises étrangères comme Total. Qu’attendent donc nos responsables politiques pour faire sortir la Belgique du TCE ?

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    La présente analyse est la version longue et actualisée d’une carte blanche publiée dans Le Soir, le 12 mars 2024 https://www.lesoir.be/574027/article/2024-03-12/la-belgique-coulera-t-elle-avec-le-tce Cette carte blanche a été co-signée par Renaud Vivien, coordinateur du Service politique d’Entraide et Fraternité; Arnaud Zacharie, secrétaire général du CNCD-11.11.11; Juan Carlos Benito Sanchez, coordinateur du Centre d’Appui Social Energie, Fédération des Services Sociaux
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    Acron yme de « Investor-State dispute settlement ». Ce qui signifie en français « Mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et États ». Cette clause ISDS est insérée à l’article 26 du TCE.
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    https://www.energychartertreaty.org/cases/list-of-cases
  • 4
    https://www.ipcc.ch/report/ar6/wg3/
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    Par exemple, la réglementation des prix de l’énergie, bien qu’autorisée par le droit européen, peut aussi être attaquée sur la base du TCE, à l’instar la Hongrie qui a fait l’objet de plaintes en arbitrage, suite à sa décision en 2006 de rétablir le système de prix réglementés. https://entraide.be/publication/analyse-2022-04/
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    https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/HTML/?uri=CELEX:32022R1854&from=FR
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    https://www.theguardian.com/world/2023/nov/20/eu-germany-and-denmark-sued-by-oil-firm-over-windfall-tax
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    https://www.gov.uk/government/news/uk-departs-energy-charter-treaty
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    https://www.sustainableviews.com/brussels-briefing-meps-back-csddd-and-exit-from-ect/
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    Lire notre analyse sur la « modernisation » du TCE ici : https://entraide.be/publication/analyse-202210/
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    Notons que les principaux partis francophones à l’exception du MR sont pour que la Belgique sorte du TCE.
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    https://www.gva.be/cnt/dmf20240220_94866985
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