Cultiver la terre, pas le sexisme : le potentiel de l’agroécologie
Pour la sociologue Constance Rimlinger, « faire le choix d’un retour à la terre est déjà en soi un acte politique » qui mêle contestation du modèle agricole dominant et opportunité de modifier les rapports de genre1Rimlinger, C. (2019). Travailler la terre et déconstruire l’hétérosexisme : expérimentations écoféministes. Travail, genre et sociétés, 42(2), 89-107.. Pour autant, les projets d’agroécologie sont-ils exempts de comportements sexistes ? Pas si simple. Réponse avec quelques actrices de terrain en Région bruxelloise.
Ce n’est pas un scoop, nos sociétés sont sexistes. Le sexisme, c’est le système qui institue une hiérarchie entre les genres, avec pour résultat – entre autres – des effets discriminants envers les femmes. Cela se traduit par exemple par les écarts salariaux, les violences de genre, la sous-représentation des femmes à des postes à hautes responsabilités, etc. Notre société est pensée pour les hommes, par les hommes, et cela se reflète dans tous les domaines. L’agriculture n’y fait donc pas exception.
Sexe et genre, quelle différence ?2Dans cette analyse,
nous abordons la question du genre de manière binaire, en ne discutant que des
hommes et des femmes. Le genre est un spectre, qui se décline en de
multiples identités sociales.
Si les deux termes sont parfois utilisés de manière interchangeable, ils désignent en réalité des concepts bien distincts. Pour faire simple, on résume souvent les choses de cette manière : alors que le « sexe » désigne des caractéristiques biologiques, le genre renvoie à une catégorie sociale, aux normes et attentes de la société liées à un sexe.
Les inégalités de genre sont bien présentes dans le monde agricole, que l’on parle de la division des tâches à la ferme, de l’invisibilisation du travail des femmes, de l’héritage des exploitations agricoles qui se fait le plus souvent de père en fils… Et si la solution résidait, là aussi, dans un autre modèle agricole ?
Sans féminisme, pas d’agroécologie
L’agroécologie est un terme issu de la contraction des mots « agriculture » et « écologie ». Il est souvent présenté comme un ensemble de pratiques agricoles durables qui doivent permettre de nourrir une population en constante augmentation. Plus que des pratiques agricoles écologiques, l’agroécologie se caractérise aussi par l’importance qu’elle accorde aux dimensions sociale, économique et politique de l’agriculture3CIDSE. (2018). Les principes de l’agroécologie, 12p.. Atteindre l’égalité des genres fait partie intégrante du projet agroécologique4Prévost et al., (2014). Il n’y aura pas d’agroécologie sans féminisme : l’expérience brésilienne, p.280.
Certain·es auteurs et autrices affirment que l’égalité des genres et l’agroécologie composent ensemble un cercle vertueux, où l’agroécologie permet l’amélioration des relations, qui, à son tour, permet plus de pratiques agroécologiques5Anderson et al. (2019) From Transition to Domains of Transformation: Getting to Sustainable and Just Food Systems through Agroecology. Sustainability, 11(19), p.13. La pratique de l’agroécologie – qui promeut une agriculture durable et sociale, basée sur la diversité des savoirs, la cocréation, la résilience, la synergie… – représenterait donc une occasion de modifier les rapports de genre6Tuerlinckx, E. (2022) Cultiver la terre et les discriminations genrées. La place du sexisme et de la lutte contre celui-ci dans les projets agroécologiques en Région de Bruxelles-Capitale. Faculté des Sciences, ULB, 60p.. C’est ainsi que, dans de nombreuses manifestations à travers le monde, on a pu entendre scander le slogan « Without feminism there is no agroecology7En français : « Sans le féminisme, il n’y a pas d’agroécologie ».»
Qu’en est-il sur le terrain ? Pour répondre à cette question, nous sommes allés à la rencontre de six maraîchères de la Région bruxelloise travaillant dans des projets agroécologiques.
Un sexisme toujours présent ?
Du fait d’être ancrées dans la capitale, dans des projets adeptes de l’agroécologie, on a affaire à des dynamiques différentes d’une ferme rurale et familiale par exemple, c’est certain. Mais le sexisme n’en est pour autant pas absent. Passons ici en revue quelques-unes des manières dont il se manifeste.
Tâches genrées ?
Dans notre société, le travail est divisé en tâches, que ce soit dans la sphère privée – à la maison – ou dans la sphère publique – au travail. Cette division se fait notamment selon le genre, en créant des « tâches d’hommes » et des « tâches de femmes », qui seront ensuite hiérarchisées – plus ou moins valorisées par notre société – à l’avantage des « tâches d’hommes ».
Contrairement à ce qui est souvent observé, les maraîchères jugent ici que les tâches ne sont pas divisées différemment pour les hommes et les femmes. Le principal du travail a lieu directement sur le champ et est effectué autant par les hommes que par les femmes, bénéficiant aussi de la même visibilité. Le travail de vente par exemple se fait souvent directement sur le champ, permettant ainsi de visibiliser les maraîchères à l’œuvre.
Si, sur le champ donc, les femmes peuvent effectuer les mêmes tâches que les hommes, soulignons tout de même que les outils ne sont pas toujours adaptés à elles, à leur morphologie. Certaines maraîchères dénoncent le fait que les outils sont conçus pour des usages par des hommes et pas toujours maniables par elles, que les vêtements de travail agricole sont eux aussi régulièrement pensés pour des corps d’hommes8Tuerlinckx, E., op. cit..
Le patron est une patronne
Bien souvent, sur les champs bruxellois, les maraîchères accueillent des bénévoles qui veulent passer quelques heures par semaine au contact de la terre. Les maraîchères rencontrées expliquent que la gestion de cette main-d’œuvre peut s’avérer compliquée, du fait que certains hommes ont du mal à recevoir des instructions venant d’une femme. Elles expliquent qu’il est fréquent aussi, lors de visites du champ, pour des team-buildings par exemple, que des hommes commentent le travail des maraîchères et leur expliquent comment elles devraient plutôt faire. C’est ce qu’on appelle le « mansplaining » : un homme qui explique de manière condescendante à une femme des choses qu’elle connaît déjà, ou sur lesquelles elle a une certaine expertise.
« Pour le moment, quand on choisit les stagiaires, on dit toujours qu’ils doivent se rendre compte que c’est très féminin [comme milieu]. On les prévient parce que, parfois, il y a des hommes qui ont un problème quand ce sont des femmes qui donnent des ordres. »
Les maraîchères rencontrées expliquent aussi qu’il arrive régulièrement que lorsqu’un bénévole ou un stagiaire est sur le champ, il sera facilement pris pour le dirigeant du projet, que ce soit par d’autres bénévoles qui iront naturellement lui poser une question ou par des visiteurs, visiteuses ou client·es. Ce phénomène est très bien mis en avant dans la bande dessinée, co-écrite par cinq agricultrices françaises, intitulée Il est où le patron ?9Bénézit & Les paysannes en polaire, (2021). Il est où le patron ? Chroniques de paysannes, Marabulles, 176p., en référence à cette question qu’elles entendent si souvent.
« Il y avait un bénévole qui était un mec […] comme il était plus vieux, souvent les nouveaux qui débarquaient allaient lui poser des questions à lui comme si c’était lui le boss, et il avait tendance à prendre cette place-là. Ou quand on me posait une question à moi en tant que maraîchère, il répondait à ma place par exemple. »
Qui décide ? Entre la théorie et la pratique…
Les femmes ont-elles leur mot à dire sur les décisions à prendre ? Si, dans les différents projets visités, les mécanismes de décisions sont pensés pour être collectifs et que, théoriquement, chacun·e a les mêmes droits de s’exprimer, la socialisation différenciée des hommes et des femmes fait que ces premiers auront beaucoup plus tendance à prendre la parole.
La socialisation, c’est le processus d’apprentissage des normes sociales, des valeurs, des attendus, qui permettent à un individu de s’intégrer à son environnement, à la société.
Dès lors, si aucun mécanisme n’est mis en place pour s’assurer que les femmes soient à l’aise de prendre autant la parole que les hommes, le risque est grand que dans les faits, les interactions soient déséquilibrées. C’est ce que constatent effectivement les maraîchères rencontrées10Tuerlinckx, E., op. cit..
« Même en réunion tu vois, en tant qu’homme t’es plus sûr de toi quand tu présentes tes trucs, t’es plus suivi, et je trouve ça dommage qu’en tant que femme on doive se ‘masculiniser’ pour prendre plus de place, mais je crois que c’est nécessaire aussi. C’est pas que les hommes qui prennent trop de place, c’est aussi nous qui avons appris à ne pas en prendre, à s’écraser. Nous on doit aussi déconstruire le fait que peut-être on va dire une connerie, qu’on va trop parler, que peut-être on prend trop de place, que peut-être on n’est pas assez expérimentée, c’est mille questions qu’eux ne se posent pas en fait. »
Vie professionnelle, vie privée : choisir c’est renoncer
Le travail agricole est très demandant en termes de temps et les maraîchères ne comptent pas les heures qu’elles passent sur le champ, week-ends et étés compris.
Parmi les maraîchères interrogées, plusieurs jugent que leur travail tel qu’il est actuellement n’est pas compatible avec une vie de couple, et encore moins avec une vie de famille.
« Oui oui [j’arrive à combiner travail et vie privée]. Après, je suis célibataire, donc c’est sûr que si j’avais un copain en plus ça ferait beaucoup. »
Seule une des six maraîchères rencontrées est maman, situation qui selon ses mots n’est « pas facile, mais possible ». Comme la majorité des femmes, quel que soit le métier exercé, elle effectue donc une double journée : une première au champ et une seconde à la maison. Le travail domestique est très inégalement partagé et reste en majorité à charge des femmes, même lorsque celles-ci travaillent à temps plein11Tuerlinckx, E., op. cit..
Lutter contre le sexisme
Le sexisme est donc bel et bien présent dans les projets agroécologiques bruxellois. Certains des projets visités tentent de mettre des choses en place pour lutter contre celui-ci. Cela peut aller de l’organisation d’ateliers ponctuels visant à discuter du sexisme et des mécanismes qui y sont liés à la mise en place d’une brochure d’accueil à destination des bénévoles, pour les sensibiliser à la thématique et insister sur la tolérance zéro liée aux comportements discriminants, qu’ils soient sexistes, racistes, homophobes, etc.
Se réunir, se mobiliser
Il n’existe pas à proprement parler, à Bruxelles, de lieux ou d’associations dédiés pour que les femmes agricultrices se retrouvent en non-mixité.
Un moment, en revanche, qui a pour but de réunir les femmes et auquel quasiment toutes les maraîchères interrogées ont déjà participé est le rassemblement du 8 mars, Journée internationale des Droits des Femmes. Un bloc représentant les intérêts des femmes dans le milieu agricole est organisé pour l’occasion par le réseau Brigades d’actions paysannes. Ce jour-là, les femmes, même celles qui se disent non féministes et/ou non militantes, se retrouvent pour marcher ensemble. La revendication principale concerne le manque de reconnaissance des femmes dans le monde agricole, alors que celles-ci jouent un rôle indispensable dans tout le système alimentaire. Si ces moments représentent de bons souvenirs pour les maraîchères, y participer chaque année peut être compliqué à cause de leur charge de travail très importante. Deux d’entre elles pensent d’ailleurs qu’avec plus de temps et d’énergie, elles y participeraient davantage et se renseigneraient plus sur ces sujets.
Un combat de tous les jours
Mais le militantisme féministe, s’il est particulièrement bien illustré une fois par an lors de cette démonstration, est surtout une lutte quotidienne.
D’une part, l’activisme a lieu avec les autres membres du champ :
« Dans la pratique du maraîchage, le féminisme il vient surtout dans les interactions, dans les rapports humains au sein du groupe, comment on fait en sorte de ne pas se faire écraser, d’arriver à se faire entendre dans ce qu’on sait et ce qu’on connaît, de sortir des schémas qu’on a nous-mêmes intégrés et de faire attention. »
D’autre part, le simple fait d’exercer le métier peut déjà être considéré comme militant : « Juste le fait d’exister là-dedans et de dire que tu existes c’est déjà un parti pris, déjà quelque chose quoi. »
Pour Constance Rimlinger12Rimlinger, C. (2019). Travailler la terre et déconstruire l’hétérosexisme : expérimentations écoféministes. Travail, genre et sociétés, 42(2), 89-107. qui étudie les « terres de femmes »13Aussi appelées « terres lesbiennes », ou « Women’s Land » en anglais, ces termes désignent des espaces agricoles non-mixtes en France, faire le choix d’un retour à la terre est en effet déjà en soi un acte politique. Les femmes qui choisissent ce mode de vie proposent, en créant ou en rejoignant un projet agricole, une alternative à un système qui ne leur convient pas. Cela s’illustre bien dans nos rencontres : plusieurs maraîchères soulignent les aberrations de l’agriculture intensive, notre déconnexion à la nature et à notre nourriture, et se donnent pour objectif de proposer des changements14Tuerlinckx, E., op. cit..
Le choix de l’agroécologie, vecteur de changement
L’agroécologie semble particulièrement attirer les femmes. C’est du moins ce que pensent les maraîchères rencontrées qui ont toutes le sentiment qu’un nombre important de femmes sont actives dans les projets agroécologiques, davantage selon elles que dans d’autres modes d’agriculture plus conventionnels. Plusieurs d’entre elles expliquent cela par l’importance accordée à la durabilité et au respect de l’environnement dans l’agroécologie. En effet, pour ces maraîchères, travailler avec des pratiques respectueuses de la terre était devenu indispensable et représente une part importante de leur motivation et de la valorisation qu’elles tirent de leur métier.
L’agroécologie représente pour elles un mode de culture qui est à la fois beaucoup plus dur pour le corps, mais aussi plus respectueux de celui-ci et de leur santé mentale. C’est une réponse à « l’aberration du système conventionnel», une utilisation réfléchie et minime des ressources, une reconnexion au vivant, le respect de la biodiversité et la production d’aliments sains et savoureux. L’agroécologie permet donc de repenser notre relation à la terre et à l’alimentation, mais pas uniquement. Pour une des maraîchères, c’est également un moyen de questionner les normes sociétales, en proposant une pratique « marginale et novatrice », qui permet dans la lancée de questionner et repenser les normes patriarcales.
C’est aussi un nouveau mode d’organisation du travail que ces maraîchères proposent. Et cela se ressent selon elles par l’attrait d’un grand nombre de bénévoles sur le champ : pour une majorité d’entre eux et elles, l’important, ce ne sont pas les légumes, mais bien de venir effectuer un travail qui n’est pas aliénant, qui est utile, et qui fait du bien au moral. Et pour cela, ils et elles sont prêt·es à venir travailler plusieurs heures par semaine, gratuitement.
Selon certains courants théoriques, dont celui appelé « féminisme matérialiste », le travail est un vecteur de changement, et doit permettre de se libérer de l’oppression des rapports de genre. C’est également ce que plusieurs des maraîchères rencontrées pensent : en proposant des projets qui ne répondent pas aux logiques du travail comme nous les connaissons, nous pouvons changer nos relations, notre rapport au monde15Tuerlinckx, E., op. cit..
Les maraîchères rencontrées sont des femmes émancipées, indépendantes qui, pour certaines, ont lancé leurs propres projets et, pour d’autres, sont en train d’y penser, qui poursuivent leurs idéaux… Mais cela ne fait pas nécessairement de leurs lieux de travail des lieux non sexistes. Les femmes prennent naturellement moins la parole lors de réunions, sont exposées à des situations discriminantes par leurs collègues ou bénévoles, ressentent davantage le besoin de faire leurs preuves, etc. Tout cela doit être pris en compte dans l’organisation du travail, dans les outils mis en place, pour créer des lieux inclusifs pour les individus, quel que soit leur genre.
- 1Rimlinger, C. (2019). Travailler la terre et déconstruire l’hétérosexisme : expérimentations écoféministes. Travail, genre et sociétés, 42(2), 89-107.
- 2Dans cette analyse,
nous abordons la question du genre de manière binaire, en ne discutant que des
hommes et des femmes. Le genre est un spectre, qui se décline en de
multiples identités sociales. - 3CIDSE. (2018). Les principes de l’agroécologie, 12p.
- 4Prévost et al., (2014). Il n’y aura pas d’agroécologie sans féminisme : l’expérience brésilienne, p.280
- 5Anderson et al. (2019) From Transition to Domains of Transformation: Getting to Sustainable and Just Food Systems through Agroecology. Sustainability, 11(19), p.13
- 6Tuerlinckx, E. (2022) Cultiver la terre et les discriminations genrées. La place du sexisme et de la lutte contre celui-ci dans les projets agroécologiques en Région de Bruxelles-Capitale. Faculté des Sciences, ULB, 60p.
- 7En français : « Sans le féminisme, il n’y a pas d’agroécologie »
- 8Tuerlinckx, E., op. cit.
- 9Bénézit & Les paysannes en polaire, (2021). Il est où le patron ? Chroniques de paysannes, Marabulles, 176p.
- 10Tuerlinckx, E., op. cit.
- 11Tuerlinckx, E., op. cit.
- 12Rimlinger, C. (2019). Travailler la terre et déconstruire l’hétérosexisme : expérimentations écoféministes. Travail, genre et sociétés, 42(2), 89-107.
- 13Aussi appelées « terres lesbiennes », ou « Women’s Land » en anglais, ces termes désignent des espaces agricoles non-mixtes
- 14Tuerlinckx, E., op. cit.
- 15Tuerlinckx, E., op. cit.