SIAT et les droits humains – Et s’il y avait eu une législation belge et européenne ?
Le 22 avril 2021, le Parlement fédéral belge a voté en faveur de la prise en considération d’une proposition de Loi sur un devoir de vigilance1Disponible sur le site de La Chambre. https://www.lachambre.be/FLWB/PDF/55/1903/55K1903001.pdf. Déposée par le PS, elle a été cosignée par Vooruit, Écolo-Groen et le CD&V. Si elle avait été adoptée, cette proposition de Loi aurait-elle eu pour effet d’empêcher les violations des droits humains, sociaux et environnementaux commises par l’entreprise SIAT, ou à tout le moins de permettre aux populations victimes de violations d’obtenir réparation ?
En février 2022, la Commission européenne a quant à elle enfin publié sa proposition de directive pour un devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité2En abrégé : CS3D, de la dénomination anglaise Corporate Sustainability Due Diligence Directive. Texte de la directive : https://miniurl.be/r-4jbp. Elle est le produit d’années de campagnes et de demandes d’organisations de la société civile en Europe et ailleurs. Toutefois, le texte en a été fortement critiqué par les organisations de la société civile, car il présente des lacunes importantes en matière de prévention des impacts négatifs causés par les entreprises dans le champ des droits humains et de l’environnement et d’accès à la justice pour les victimes de ces impacts.
Cette analyse met en avant les atouts et lacunes de la proposition de Loi belge et du projet de directive européenne en l’appliquant au cas de l’entreprise SIAT3Cette analyse se base sur les exposés de Simon Rix (Solidarité Socialiste) et Giuseppe Cioffo (CIDSE) présentés lors du ‘lobby tour’ SIAT qui a eu lieu en juin 2022. Nous leur adressons nos remerciements pour leur contribution..
Détentrice de 31 millions € de capital social, exploitant plus de 76 000 hectares dans
cinq pays d’Afrique et d’Asie, la Société d’investissement pour l’agriculture tropicale (SIAT) est une entreprise familiale belge « florissante ». Créée en 1991, la compagnie s’est spécialisée dans la production d’hévéa, de caoutchouc et d’huile de palme, pilotée depuis ses bureaux situés à Zaventem en Belgique. En multipliant ses filiales et acquisitions, SIAT s’est hissée dans le haut du classement des cinq entreprises qui contrôlent à elles seules 75% de la superficie des plantations de palmiers à huile en Afrique. Au Nigéria, au Ghana et en Côte-d’Ivoire, SIAT est accusée d’accaparement de terres, de violations de droits des communautés locales et de ses travailleurs, de dégradation de l’environnement et d’induire une menace pour la sécurité alimentaire des populations.4Extrait de l’analyse « Quand hévéa rime avec violation de droits : le cas de l’entreprise belge SIAT », Hélène Capocci, Entraide et Fraternité, août 2020. https://entraide.be/publication/quand-hevea-rime-avec-violations-de-droits/
1. L’entreprise SIAT est-elle concernée ?
Par la proposition de Loi belge
La proposition de Loi sur le devoir de vigilance stipule clairement que toutes les entreprises ont, dans le cadre de leurs activités, de celles de leurs filiales ou de celles des entités situées dans leur chaîne de valeur5Voir Chapitre 3 – section II article 5 de la proposition de Loi. Voir https://entraide.be/publication/quand-hevea-rime-avec-violations-de-droits/, l’obligation de respecter les droits humains, les droits du travail et de l’environnement. De plus, selon la proposition de Loi, les entreprises doivent faire face à deux devoirs fondamentaux qui structurent le concept général du devoir de vigilance : le devoir de vigilance et le devoir de réparation. Ces devoirs s’appliquent à toutes les entreprises ayant leur siège social en Belgique ou y développant une activité, donc à SIAT également. Les exigences sont propor-tionnelles à la taille des entreprises ainsi qu’à la zone et au secteur dans lequel elles opèrent (zones et secteurs à risque, dont l’agriculture) (voir point suivant).
Par le projet de directive européenne
La directive européenne s’appliquerait à deux types d’entreprises basées ou opérant sur le territoire de l’UE.
- Les entreprises basées dans l’UE
- Qui emploient plus de 500 salariés en moyenne (y compris dans leurs filiales) et avec un chiffre d’affaires net de plus de 150 millions d’euros ;
- Qui emploient plus de 250 salariés (y compris dans leurs filiales) et avec un chiffre d’affaires net de plus de 40 millions d’euros, dont la moitié dans un des trois secteurs à haut risque : agriculture, textile et secteur minier.
2) Les entreprises étrangères, si
- Elles génèrent plus de 150 millions d’euros en chiffre d’affaires net dans un des États membres
- Elles génèrent plus de 40 millions d’euros en chiffre d’affaires net dont au moins la moitié dans un des trois secteurs à haut risque : agriculture, textile et secteur minier.
Enregistrée en Belgique, il n’est pas évident d’estimer le chiffre d’affaires net de SIAT. Dans son rapport de durabilité 20216https://siat-group.com/wp-content/uploads/2022/06/SIAT-Sustainability-report-2021-FINAL-en-Website.pdf, le groupe affirme avoir eu un chiffre d’affaires de 173 millions d’euros, 117 millions en 2020. Toutefois, au moins pour l’année 2020, l’entreprise estime d’avoir clôturé l’année en négatif7https://siat-group.com/wp-content/uploads/2021/10/SIAT-Sustainability-Report-2020.pdf. En termes de salarié∙es, selon les informations disponibles en ligne, le groupe SIAT (avec ses filiales étrangères) emploie au total 15 081 personnes. Il est donc raisonnable de considérer que le groupe emploie plus de 500 salariés dans l’année. Cela baisse le seuil de couverture à 40 millions en chiffre d’affaires net. Du fait que le domaine d’activité de SIAT est l’agriculture, la firme tombe directement dans l’un des trois secteurs à haut risque de la Commission.
2. En quoi consisterait le devoir de vigilance pour SIAT ?
Selon la proposition de Loi belge
- Respecter son devoir de vigilance, c’est-à-dire se doter de mécanismes qui permettent, continuellement, d’identifier, de prévenir, d’arrêter, de réduire au maximum et de remédier à toute violation potentielle et/ou effective des droits humains, des droits du travail et des normes environnementales tout au long de sa chaîne de valeur ; cette obligation vaut également pour les filiales.
- Respecter son devoir de réparation, c’est-à-dire réparer les dommages subis par les victimes en cas d’absence ou d’insuffisance au niveau des précautions visant à éviter que ces dommages soient causés.
- Élaborer un plan de vigilance
Étant donné sa taille et son secteur d’activité, l’entreprise SIAT est également tenue d’élaborer un plan de vigilance. Cette obligation supplémentaire ne s’applique pas à toutes les entreprises belges ou actives en Belgique. Le législateur a considéré que seules les grandes entreprises8Est considérée comme une « grande entreprise », dans la proposition belge, une société qui occupe au moins 250 personnes et dont le chiffre d’affaires annuel excède 50 millions d’euros ou dont le total du bilan annuel excède 43 millions d’euros. Les critères de taille et de chiffre d’affaires sont cumulatifs (voir proposition de loi – lien raccourci https://miniurl.be/r-4eey – chapitre 2, article 2, p. 20). et les entreprises actives dans des secteurs d’activité ou des régions à haut risque devaient fournir cet « effort » supplémentaire. SIAT est active dans le secteur de l’agriculture, qui est considéré comme un secteur à haut risque ; elle devrait donc élaborer un plan de vigilance. Les critères n’étant pas cumulatifs, il n’a pas été jugé nécessaire de tenir compte de la taille de l’entreprise et des régions dans lesquelles elle opère.
Le plan de vigilance doit au minimumcomprendre
- Une description de la chaîne de valeur ;
- Une cartographie des risques ;
- Des procédures d’évaluation régulière de la situation des filiales, des sous-traitants ou des fournisseurs ;
- Des actions adaptées d’atténuation des risques ou de prévention des atteintes graves ;
- Un mécanisme de recueil des signalements relatifs aux risques, comportant des garanties en termes de protection des lanceurs d’alerte ;
- Un mécanisme effectif de plainte et de réparation ;
- Un dispositif de suivi des mesures.
Ce plan de vigilance doit s’appuyer sur les référentiels européens et internationaux reconnus en matière de due diligence9La due diligence ou « diligence raisonnable » signifie qu’une entreprise doit analyser ses chaînes de valeur et recenser ses actions, celles de ses filiales, de ses fournisseurs et de ses relations d’affaires, afin d’identifier les impacts négatifs ou les risques de matérialisation de ces impacts. Extrait du « Glossaire illustré pour un accès à la justice » de la CIDSE (p. 17), disponible sur https://www.cidse.org/wp-content/uploads/2021/11/FR-Access-to-justice-glossary.pdf et être élaboré sur la base d’une consultation publique menée de bonne foi. Enfin, ce plan de vigilance et le compte rendu de sa mise en œuvre doivent être publiés sur le site internet de l’entreprise. Lorsqu’on observe l’activité de SIAT en Côte-d’Ivoire dans la région de Famienkro, par l’intermédiaire de sa filiale CHP, on constate qu’aucune étude d’impact environnemental et social préalable n’a été réalisée. Bien que cette obligation soit déjà présente dans le Code de l’environnement ivoirien, la Loi sur le devoir de vigilance renforcerait cette disposition en obligeant l’entreprise à cartographier les risques liés à son activité. De plus, la Loi obligerait à élaborer ce plan sur la base d’une consultation publique, ce qui permettrait d’éviter que les investissements de SIAT engendrent des impacts nocifs pour les communautés et puissent véritablement servir le développement local.
Selon le projet de directive européenne
Le texte proposé par la Commission demande aux entreprises concernées
- D’identifier les incidences négatives, potentielles et réelles, de leurs activités, des activités de leurs filiales, sous-traitants et fournisseurs.
- D’atténuer les incidences négatives potentielles, de supprimer les incidences réelles ou de les minimiser si la suppression n’est pas possible.
Ces objectifs sont atteints par l’intégration du devoir de vigilance dans les politiques de l’entreprise.
Pour ce qui concerne l’identification des incidences négatives, la filiale ivoirienne de SIAT aurait dû identifier les risques liés à ses activités et aux activités de ses relations commerciales existantes. Il est clair que dans le rapportage sur le développement durable, l’entreprise ne fait aucun effort pour identifier les risques liés aux activités de ses filiales. L’entreprise dit avoir mené des évaluations des risques sur le lieu de travail dans sa filiale nigérienne, mais elle ne dispose pas d’un cadre d’identification et de gestion des risques transparent et crédible.
Cela est particulièrement important pour ce qui concerne les risques environnementaux, et en particulier les atteintes à la biodiversité en Côte-d’Ivoire, où le projet d’investissement a eu lieu en absence d’une évaluation d’impact environnemental.
Faute d’une stratégie claire d’identification des risques liés aux atteintes aux droits humains et de l’environnement, il est difficile d’imaginer comment SIAT aurait pu dresser un plan de prévention et d’atténuation des risques identifiés.
SIAT décrit une série d’activités que le groupe met en place dans le but d’atteindre les objectifs de développement durable du millénaire (ODD). Toutefois, les risques concrets pour les droits des populations en termes de sécurité alimentaire et les droits fonciers locaux ne sont pas mentionnés.
- De consulter les parties prenantes
Il est important de souligner que la consultation des parties prenantes fait partie intégrante des standards internationaux sur le devoir de vigilance tels que les Principes directeurs de l’ONU10Ces principes directeurs sont fondés sur trois piliers : 1) le devoir de l’État de protéger les droits humains contre les abus commis par des tiers, y compris le commerce ; 2) le devoir de l’entreprise de respecter les droits humains ; 3) le besoin d’un accès renforcé à une remédiation effective, à la fois judiciaire et extrajudiciaire, pour les victimes de violation des droits humains en lien avec le commerce. Source : https://www.ungpreporting.org/resources/the-ungps/ sur le commerce et les droits humains et les lignes directrices de l’OCDE11Une « interaction significative avec les parties prenantes compétentes est importante tout au long de l’exercice du devoir de vigilance » et que les parties prenantes incluent les travailleurs et leurs syndicats au sein de l’entreprise et de la chaîne d’approvisionnement de l’entreprise. » Source : https://tuac.org/wp-content/uploads/2018/06/140PS_E_10_duediligence-draft_Exec.-Summary-FR.pdf.
Malgré cela, la proposition de la Commission ne fait référence aux consultations que de façon vague, et laisse à l’entreprise le choix sur la pertinence d’impliquer les “groupes potentiellement concernés” (art 6, 7).
SIAT, dans son rapport de durabilité, affirme impliquer les parties prenantes et reconnaître l’importance d’une telle implication12« Siat reconnaît que les parties prenantes contribuent à la croissance de l’entreprise et souhaite ainsi maintenir des relations harmonieuses et avantageuses avec toutes celles avec lesquelles elle s’est engagée. » Source : SIAT, Rapport de développement durable 2021, p.23. Lien raccourci : https://miniurl.be/r-4en7. Toutefois, les termes et modalités de cette implication dans les différents projets dans lesquels l’entreprise et ses filiales sont engagées sont complètement absents du rapport. La définition des parties prenantes et la description des modalités, de la fréquence et de la qualité de leur implication n’est pas décelable dans un rapportage vague et général.
Cela est particulièrement important pour les actions de SIAT en Côte-d’Ivoire, où les incidences négatives sur les droits fonciers auraient pu être identifiées et évitées si les communautés locales avaient été consultées. Un tel type de rapportage peut fournir aux entreprises une défense de façade pour masquer leur manque d’implication des communautés.
Si la directive avait été d’application au moment de l’implantation de SIAT dans les pays où elle est contestée, il aurait existé un cadre normatif qui faisait de la consultation des parties prenantes une obligation pour SIAT et ses filiales. Notons toutefois que le texte de la Commission n’est pas assez spécifique sur les termes et modalités de cette implication. De plus, il ne considère pas la situation spécifique des citoyen∙nes, paysan∙nes qui mettent souvent en danger leur sécurité pour préserver les droits de leurs communautés.
3. Champ d’application par rapport aux violations des droits humains et de l’environnement
Selon la proposition de Loi belge
Pour définir les droits humains relevant de cette Loi, le texte « s’inspire des principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’Homme (point 12). Une liste fiable des principaux droits de l’Homme internationalement reconnus figure dans la Charte internationale des droits de l’Homme (qui se
compose de la Déclaration universelle des droits de l’Homme et des principaux instruments par lesquels elle a été codifiée : le Pacte international relatif aux droits civils et politiques et le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels), auxquels s’ajoutent les principes concernant les droits fondamentaux dans les huit conventions maîtresses de l’OIT tels qu’énoncés dans la Déclaration relative aux principes et droits fondamentaux au travail. »13Proposition de Loi, p.12 https://www.lachambre.be/FLWB/PDF/55/1903/55K1903001.pdf
En revanche, la Loi ne fait référence ni à la déclaration des Nations Unies sur les Droits des peuples autochtones14Voir https://www.un.org/esa/socdev/unpfii/documents/DRIPS_fr.pdf, contrairement à la directive européenne, ni à la Déclaration sur les droits des paysans et des personnes vivant en milieu rural15Voir sur le site des Nations Unies : lien raccourci https://miniurl.be/r-4ef1 . Voir aussi une version illustrée de la déclaration réalisée par la Via Campesina. Lien raccourci : https://miniurl.be/r-4ef2. Deux déclarations qui reconnaissent le principe de Consentement libre, informé et préalable (CLIP). Une telle absence pourrait avoir des conséquences négatives pour les communautés qui voudraient baser leur action en justice sur ce principe de droit. Contrairement au texte européen, la proposition de Loi belge ne détaille pas dans une annexe les droits humains concernés par le devoir de vigilance.
Selon le projet de directive européenne
L’Annexe I à la proposition de la Commission16Lien raccourci : https://miniurl.be/r-4jcv détaille les droits concernés par l’exercice du devoir de vigilance des entreprises. La première partie traite des droits humains, la deuxième des impacts environnementaux.
Notons que la directive européenne mentionne la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones. Cette dernière consacre le droit des peuples autochtones aux terres, territoires et ressources qu’ils possèdent et occupent traditionnellement ou qu’ils ont utilisés ou acquis, conformément à l’article 25, à l’article 26, paragraphes 1 et 2, à l’article 27 et à l’article 29, paragraphe 2.
Selon la proposition de Loi belge / Selon le projet de directive européenne
En fonction des outils du droit international sur lesquels les deux textes se fondent, les points qui concernent le cas de SIAT en Côte-d’Ivoire sont les suivants :
- (1) Violation du droit des peuples à disposer des ressources naturelles de leur territoire et à ne pas être privés de leurs moyens de subsistance, conformément à l’article 1er du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.
- (2) Violation du droit à la vie et à la sûreté conformément à l’article 3 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme.
- (5) Violation de l’interdiction de toute immixtion arbitraire ou illégale dans la vie privée, la famille, le domicile ou la correspondance d’une personne et de toute atteinte à sa réputation, conformément à l’article 12 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme.
- (18) Violation de l’interdiction de provoquer une dégradation mesurable de l’environnement, telle qu’une modification nocive des sols, une pollution de l’eau ou de l’air, des émissions nocives, une consommation excessive d’eau ou d’autres incidences sur les ressources naturelles ayant pour effet :
- de porter atteinte aux bases naturelles de la conservation et de la production de denrées alimentaires ;
- de refuser à une personne l’accès à une eau potable sûre et propre ;
- de rendre difficile l’accès d’une personne aux installations sanitaires ou de détruire ces dernières ;
- de porter atteinte à la santé, à la sécurité, à l’utilisation normale de biens ou de terres ou à l’exercice normal de l’activité économique d’une personne ;
- de nuire à l’intégrité écologique, par exemple la déforestation ; conformément à l’article 3 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme, à l’article 5 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et à l’article 12 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels.
- (19) Violation de l’interdiction de prendre illégalement possession de terres, de forêts et d’eaux, ou d’en chasser une personne, lors de l’acquisition, du développement ou de l’utilisation, y compris par la déforestation, de terres, de forêts et d’eaux, dont l’utilisation doit garantir les moyens de subsistance d’une personne conformément à l’article 11 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels.
4. Suppression des incidences négatives
Selon la proposition de Loi belge
La proposition de Loi sur le devoir de vigilance impose aux entreprises de respecter les droits humains, du travail et de l’environnement. Pour ce faire, « proportionnellement aux pouvoirs et aux moyens dont elles disposent », les entreprises doivent « se doter de mécanismes permettant continuellement d’identifier, de prévenir, d’atténuer, d’arrêter
a) les dommages ou les risques avérés de dommages sanitaires ou environnementaux et d’y remédier ;
b) les violations ou les risques avérés de violations des droits humains et des droits du travail et d’y remédier. »17https://www.lachambre.be/FLWB/PDF/55/1903/55K1903001.pdf p.22
Pour certaines entreprises (dont SIAT), l’élaboration d’un plan de vigilance serait également obligatoire.
Dans le cas d’un manquement à ces obligations définies dans la proposition de Loi, la responsabilité de son auteur peut être engagée, ce qui l’oblige à réparer le préjudice que l’exécution de ces obligations aurait permis d’éviter. Pour l’appréciation du manquement aux obligations, il est tenu compte du pouvoir réel dont l’entreprise dispose pour contrôler ou influencer la filiale ou l’entité située dans sa chaîne de valeur.
Selon le projet de directive européenne
Si la proposition de la Commission était en vigueur, dès que l’une des incidences négatives mentionnées au paragraphe précèdent se serait produite, SIAT aurait dû la ‘supprimer’ ou, le cas échéant, la minimiser. Il est clair, dans le texte de la Commission, que les incidences négatives doivent toujours être supprimées, exception faite pour les cas où l’entreprise n’est pas dans les conditions de les supprimer.
Dans le cas de SIAT en Côte-d’Ivoire, pour certaines des violations (a,b,d,e) il est raisonnable d’affirmer qu’un changement des actions de la filiale de la compagnie aurait pu directement supprimer les impacts négatifs.
Pour ce qui concerne les atteintes à la sécurité de la personne, il est difficile d’estimer le niveau de contrôle et de levier de la compagnie sur les actions des forces de sécurité locales et donc sa responsabilité dans la répression violente des manifestations d’opposition au projet.
5. Recueil de signalements et accès aux réparations extrajudiciaires
Selon la proposition de Loi belge
Afin de respecter son devoir de réparation, la Loi permettrait à l’entreprise SIAT de traiter de façon extrajudiciaire les plaintes (signalements) liées aux manquements à son obligation de vigilance. Ce mécanisme permet aux personnes lésées de faire valoir leurs griefs directement auprès de SIAT et donc d’obtenir une solution satisfaisante sans devoir passer devant les tribunaux (par exemple obtenir un dédommagement financier ou une quelconque autre contrepartie). Il est important de noter que la résolution pleine ou partielle d’une violation par l’intermédiaire de ce mécanisme ne limite pas l’accès à la justice de la personne lésée.
En respectant son obligation de développer un mécanisme de recueil des signalements relatifs aux risques, l’entreprise SIAT aurait permis aux communautés locales de la prévenir officiellement de l’accaparement de terre illégal dont elles sont victimes ou encore des répressions extrêmement violentes menées par la gendarmerie et les gardes de la société, à Farmienkro, à l’encontre des manifestants s’opposant à son projet de culture d’hévéa. Sur la base de ces signalements, l’entreprise SIAT aurait été contrainte d’agir pour prévenir l’impact néfaste de son activité et, le cas échéant, d’utiliser le mécanisme extrajudiciaire prévu par la proposition de Loi pour réparer les dommages causés.
Selon le projet de directive européenne
Selon le texte de la Commission, les entreprises concernées doivent établir une procédure relative aux plaintes (Art. 9) accessible, avec des mesures pour un suivi des plaintes de la part des requérants. En cas de violation de leur devoir de vigilance, les groupes concernés pourraient aussi déposer des “Rapports étayés faisant état de préoccupation” (Art 19) auprès des Autorités de Contrôle établies par les États membres, qui auraient le pouvoir de mener des investigations sur les activités de l’entreprise et de la sanctionner (Art. 18) financièrement (Art. 20) ou d’adopter des mesures provisoires pour éviter un risque grave et irréparable.
Accès à la justice pour les victimes et sanctions pour l’entreprise
Selon la proposition de Loi belge
La proposition de Loi permet aux victimes d’introduire des actions en réparation individuelle ou collective, du fait d’un manquement de l’entreprise à son obligation de vigilance. C’est-à-dire l’obligation de prendre toutes les mesures nécessaires et raisonnablement en son pouvoir en vue de prévenir ou d’empêcher la violation des droits humains ou de droit du travail, ou la survenance d’un dommage sanitaire ou environnemental.
Afin d’apprécier la faute que constitue le défaut de vigilance de l’entreprise SIAT, le juge doit tenir compte des possibilités de contrôle et d’influence dont dispose l’entreprise vis-à-vis des entités présentes dans sa chaîne de valeurs. Ce principe de proportionnalité permet de faire la distinction entre l’obligation de moyen et l’obligation de résultat.
Enfin, en vue d’assurer un procès équitable, la proposition de Loi prévoit le renversement de la charge de la preuve et assure qu’en cas de conflit de juridiction, les entreprises actives en Belgique peuvent être jugées en Belgique pour des faits survenus à l’étranger. Dans le même sens, des dispositions assurant une répartition plus juste des frais de justice sont également prévues.
Dans le cas de l’entreprise SIAT, il semble assez clair que le juge n’aurait pas d’autre possibilité que d’exiger une obligation de résultat. En effet, les violations présumées (accaparement de terres, absence d’étude d’impact, absence de consentement libre et préalable) sont commises directement par la filiale de SIAT, filiale sur laquelle elle dispose d’un pouvoir de contrôle réel. Un tel pouvoir de contrôle sur l’entité coupable des violations permet au juge d’attendre que les mécanismes de prévention mis en place par l’entreprise soient efficaces. Cette efficacité est synonyme d’absence de violations des droits humains, du travail et de l’environnement. Si des violations sont à déplorer, l’entreprise SIAT est sanctionnée par le juge et est obligée de dédommager les victimes pour les violations qu’elle aurait dû être en mesure d’éviter.
Pour ce qui est de la répression violente des manifestations d’opposition qui ont eu lieu à Famienkro, le juge devrait décider si cette obligation de résultat est d’application ou non, donc si la filiale de SIAT dispose de possibilités de contrôle et d’influence suffisantes sur les personnes qui ont exercé cette répression.
Parmi les violations des droits humains qui sont reprochées à SIAT et à sa filiale, on peut citer la violation du droit fondamental à l’alimentation, découlant de l’accaparement des terres.
D’autre part, une analyse approfondie des sols et des cours d’eau environnants permettrait d’identifier si des dommages environnementaux ont été causés.
Pour ce qui est du droit du travail, une enquête parmi les travailleurs de l’entreprise nous renseignerait si les contrats de travail sont élaborés correctement, si le salaire minimum est respecté, si les ouvriers agricoles bénéficient de protections suffisantes en cas de manipulations dangereuses ou d’utilisation de produits toxiques, etc.18Ces impacts ont par exemples été rapportés au Ghana : (1) Short version: Land Sovereignty in Okumaning, Africa (Testimonies) – YouTube Une sanction de niveau 5 est prévue par le législateur en cas d’infraction au devoir de vigilance. Il est important de noter que, quand bien même l’activité de l’entreprise ne donne pas lieu à une violation des droits environnementaux et/ou humains, SIAT peut être sanctionnée pour ne pas avoir pris les mesures nécessaires à l’exercice de son devoir de vigilance. Une exclusion des marchés publics est également rendue possible par la proposition de Loi.
Selon le projet de directive européenne
La proposition de directive prévoit la possibilité de reconnaître la responsabilité légale des entreprises pour les violations commises par leurs filiales, sous-traitants et fournisseurs, si elles dérivent d’une violation de l’obligation de vigilance de l’entreprise.
La Commission a ainsi établi un lien de causalité entre le respect par l’entreprise de l’obligation de vigilance et les violations pour lesquelles elle est mise en cause. Ce lien de causalité est problématique notamment parce qu’en l’absence d’un renversement explicite de la charge de la preuve (contrairement à ce que prévoit la Loi belge), il serait demandé aux victimes de prouver que la violation du droit dérive d’une faille du processus de devoir de vigilance, un mécanisme interne de l’entreprise. Vu l’inégalité de ressources et de moyens entre les communautés souvent victimes et les entreprises, il serait pratiquement impossible pour les demandant de produire les épreuves nécessaires.
En conclusion
SIAT, entreprise belge, serait soumise à la Loi belge comme à la directive européenne. Si elles étaient en application, ces législations auraient permis d’éviter des violations des droits des populations affectées par ses projets en Afrique et, le cas échéant, d’assurer que les personnes lésées puissent obtenir réparation.
Les propositions de Loi et de directive comportent des points forts et des lacunes. Dans la définition des droits humains concernés par la future législation belge, l’absence de prise en compte de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones est regrettable. La Déclaration sur les droits des paysans et des personnes vivant en milieu rural n’est quant à elle mentionnée dans aucun des deux textes. La prise en compte de ces déclarations préciserait et renforcerait les droits des populations affectées par les activités des grandes entreprises, notamment du secteur agricole. Il faut espérer que les amendements déposés après la proposition initiale comblent cette lacune.
En ce qui concerne les sanctions, la proposition de Loi belge prévoit une exclusion de niveau 5 (allant jusqu’à une exclusion des marchés publics), non seulement si des violations des droits sont constatées, mais aussi si l’entreprise ne prend pas les mesures nécessaires à la mise en œuvre du devoir de vigilance. Du côté européen, le texte est moins favorable aux populations, puisque l’entreprise ne peut être tenue responsable que si les violations de droits invoquées sont liées à des failles du processus de devoir de vigilance. La charge de la preuve repose en plus sur les victimes et non sur l’entreprise.
En l’absence d’avancées notables du côté de l’ONU et de son projet de traité contraignant19à ce sujet, lire « Négociations sur le Traité ONU : l’UE manque à son devoir de protéger les droits humains », https://entraide.be/publication/negociations-sur-le-traite-onu-l-ue-manque-a-son-devoir-de-proteger-les-droits/, il faut saluer les initiatives européenne et nationales qui visent à responsabiliser les entreprises, au-delà des codes de conduite et autres chartes volontaires ou de déclarations de bonnes intentions qui n’engagent pas à grand-chose. Des législations concernant le respect des droits humains (notamment la lutte contre l’esclavage moderne) existent déjà dans différents pays. Dans l’Union européenne, la France20https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000034290626/ et l’Allemagne21Lien raccourci vers le texte de la loi : https://miniurl.be/r-4f6r se sont dotées d’une loi sur le devoir de vigilance. Il est important que la Belgique fasse de même, en tenant compte des lacunes constatées dans les autres législations pour les corriger, et qu’elle plaide, au niveau de l’UE, pour une directive qui protège réellement les droits des populations.
Les organisations de la société civile qui sont en lien avec des communautés affectées par les projets des entreprises belges et européennes à l’étranger ont un rôle important à jouer. D’une part, pour faire connaître les violations des droits humains et environnementaux et soutenir ces communautés dans leur combat pour la justice ; d’autre part, pour, à partir de ces exemples concrets, avancer des propositions pour que les législations en discussion soient efficaces et qu’elles protègent réellement les droits des populations affectées par les projets industriels européens.
- 1Disponible sur le site de La Chambre. https://www.lachambre.be/FLWB/PDF/55/1903/55K1903001.pdf
- 2En abrégé : CS3D, de la dénomination anglaise Corporate Sustainability Due Diligence Directive. Texte de la directive : https://miniurl.be/r-4jbp
- 3Cette analyse se base sur les exposés de Simon Rix (Solidarité Socialiste) et Giuseppe Cioffo (CIDSE) présentés lors du ‘lobby tour’ SIAT qui a eu lieu en juin 2022. Nous leur adressons nos remerciements pour leur contribution.
- 4Extrait de l’analyse « Quand hévéa rime avec violation de droits : le cas de l’entreprise belge SIAT », Hélène Capocci, Entraide et Fraternité, août 2020. https://entraide.be/publication/quand-hevea-rime-avec-violations-de-droits/
- 5Voir Chapitre 3 – section II article 5 de la proposition de Loi. Voir https://entraide.be/publication/quand-hevea-rime-avec-violations-de-droits/
- 6https://siat-group.com/wp-content/uploads/2022/06/SIAT-Sustainability-report-2021-FINAL-en-Website.pdf
- 7https://siat-group.com/wp-content/uploads/2021/10/SIAT-Sustainability-Report-2020.pdf
- 8Est considérée comme une « grande entreprise », dans la proposition belge, une société qui occupe au moins 250 personnes et dont le chiffre d’affaires annuel excède 50 millions d’euros ou dont le total du bilan annuel excède 43 millions d’euros. Les critères de taille et de chiffre d’affaires sont cumulatifs (voir proposition de loi – lien raccourci https://miniurl.be/r-4eey – chapitre 2, article 2, p. 20).
- 9La due diligence ou « diligence raisonnable » signifie qu’une entreprise doit analyser ses chaînes de valeur et recenser ses actions, celles de ses filiales, de ses fournisseurs et de ses relations d’affaires, afin d’identifier les impacts négatifs ou les risques de matérialisation de ces impacts. Extrait du « Glossaire illustré pour un accès à la justice » de la CIDSE (p. 17), disponible sur https://www.cidse.org/wp-content/uploads/2021/11/FR-Access-to-justice-glossary.pdf
- 10Ces principes directeurs sont fondés sur trois piliers : 1) le devoir de l’État de protéger les droits humains contre les abus commis par des tiers, y compris le commerce ; 2) le devoir de l’entreprise de respecter les droits humains ; 3) le besoin d’un accès renforcé à une remédiation effective, à la fois judiciaire et extrajudiciaire, pour les victimes de violation des droits humains en lien avec le commerce. Source : https://www.ungpreporting.org/resources/the-ungps/
- 11Une « interaction significative avec les parties prenantes compétentes est importante tout au long de l’exercice du devoir de vigilance » et que les parties prenantes incluent les travailleurs et leurs syndicats au sein de l’entreprise et de la chaîne d’approvisionnement de l’entreprise. » Source : https://tuac.org/wp-content/uploads/2018/06/140PS_E_10_duediligence-draft_Exec.-Summary-FR.pdf
- 12« Siat reconnaît que les parties prenantes contribuent à la croissance de l’entreprise et souhaite ainsi maintenir des relations harmonieuses et avantageuses avec toutes celles avec lesquelles elle s’est engagée. » Source : SIAT, Rapport de développement durable 2021, p.23. Lien raccourci : https://miniurl.be/r-4en7
- 13Proposition de Loi, p.12 https://www.lachambre.be/FLWB/PDF/55/1903/55K1903001.pdf
- 14Voir https://www.un.org/esa/socdev/unpfii/documents/DRIPS_fr.pdf
- 15Voir sur le site des Nations Unies : lien raccourci https://miniurl.be/r-4ef1 . Voir aussi une version illustrée de la déclaration réalisée par la Via Campesina. Lien raccourci : https://miniurl.be/r-4ef2
- 16Lien raccourci : https://miniurl.be/r-4jcv
- 17https://www.lachambre.be/FLWB/PDF/55/1903/55K1903001.pdf p.22
- 18Ces impacts ont par exemples été rapportés au Ghana : (1) Short version: Land Sovereignty in Okumaning, Africa (Testimonies) – YouTube
- 19à ce sujet, lire « Négociations sur le Traité ONU : l’UE manque à son devoir de protéger les droits humains », https://entraide.be/publication/negociations-sur-le-traite-onu-l-ue-manque-a-son-devoir-de-proteger-les-droits/
- 20https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000034290626/
- 21Lien raccourci vers le texte de la loi : https://miniurl.be/r-4f6r