Propriété privée : La fin d’un droit absolu ?
« La propriété est le droit de jouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois et les règlements.
Ce droit confère de la sorte au propriétaire un droit total sur la chose possédée. Non seulement le droit d’usage (usus), mais le droit sur les fruits (fructus), c’est-à-dire la jouissance des récoltes ou des revenus tirés du bien possédé, et surtout le droit de disposer de la chose (abusus), en altérant sa substance, en la vendant… ou même en la détruisant. »1https://www.socialter.fr/article/propriete-privee-pollution-planete-droit
La propriété privée est l’un des piliers du capitalisme. C’est ainsi que, dès le XIXe siècle, le droit de propriété a été coulé dans le Code civil de 1804 en France (la Belgique n’existant pas encore à l’époque). Au XIXe siècle, le socialisme a lutté contre l’accaparement des bénéfices de la sueur des travailleurs qu’implique ce droit de propriété. Au XXIe siècle, c’est le mouvement écologiste qui met en lumière les dégâts, sur notre écosystème, de la propriété privée quasi sacralisée. Des dégâts qui vont jusqu’à hypothéquer l’habitabilité de la terre pour des millions, voire des milliards de personnes, sans compter les vivants autres qu’humains. N’est-il pas temps de mettre fin à l’intouchabilité de ce droit ?
Accaparements de terres ou de forêts pour de l’élevage ou de la culture industrielle – ou de la compensation carbone -, expropriations de populations pour creuser une mine à ciel ouvert ou un barrage, épuisement de nappes phréatiques par des producteurs d’eau en bouteille… le capitalisme a exacerbé une relation prédatrice de l’humain envers la nature et envers ses semblables : s’approprier l’espace, extraire de la matière, exproprier ou exploiter d’autres humains. On pense notamment aux populations autochtones, aux paysans en Afrique ou en Amérique latine qui occupent la terre, y vivent, la travaillent et en vivent depuis des générations, sans pour autant disposer toujours d’un titre de propriété en bonne et due forme.
À Madagascar, par exemple, le gouvernement encourage les entreprises étrangères à investir dans les terres de la Grande île, que ce soit pour de l’agriculture industrielle ou pour planter des arbres et compenser ainsi leurs émissions de gaz à effet de serre. Dans ce contexte, les communautés paysannes ont bien du mal à faire valoir leurs droits face aux géants de l’agro-industrie et à un État complaisant envers ces derniers2Voir notamment Laurent Delcourt, « L’agrobusiness contre l’agriculture paysanne », étude, Entraide et Fraternité, 2022. https://entraide.be/publication/etude2022_madagascar/. Propriété privée et extractivisme sont donc aujourd’hui indissociables de la catastrophe écologique et humaine en cours.
La propriété privée ne concerne pas seulement les ressources matérielles. Elle s’étend à tous les aspects de la vie en société et notamment aux services publics. En 1995 est entré en vigueur l’AGCS ou Accord général sur le commerce des services, négocié et signé dans le cadre de l’Organisation mondiale du commerce. Cet accord visait à faciliter la libéralisation progressive des services publics. Ainsi, année après année, les télécommunications, l’énergie, le transport ferroviaire – des marchandises d’abord, des personnes ensuite -, le secteur bancaire sont passés, en tout ou en partie, dans les mains du secteur privé.
La fin du tout-privé ?
Les entreprises privées de services à la collectivité, comme les banques, ne manquent pourtant pas de se tourner vers l’État quand elles sont en difficulté. La crise financière qui a débuté en 2007 et a depuis lors connu de nombreux épisodes a donné lieu au sauvetage de banques par les pouvoirs publics et même à la renationalisation de Belfius, rachetée par l’État belge pour 4 milliards d’euros. Le principe de « privatiser les bénéfices, socialiser les pertes » prévaut généralement. Des entreprises, et en particulier des banques, sont trop grandes pour faire faillite sans provoquer un effondrement de toute l’économie. L’État, pour protéger l’épargne des citoyen·nes (c’est en tout cas la raison officielle), allonge alors des millions d’euros pour permettre aux banques de se refaire une santé. S’ensuit un gonflement de la dette et celle-ci justifie des mesures d’austérité qui touchent ce qu’il reste des services publics et de la sécurité sociale : les soins de santé, les allocations et aides sociales, les pensions, les transports, etc.
La crise récente qui a touché le secteur de l’énergie à la suite de la guerre en Ukraine a fait remonter à la surface une idée qui semblait profondément enfouie : outre l’intérêt d’une banque publique, des secteurs stratégiques comme l’énergie gagneraient à revenir dans les mains de l’État. Cela aurait probablement évité l’explosion des prix qui a mis tant de ménages dans des situations impossibles.
L’omniprésence et l’omnipotence de la propriété privée n’est pas universelle. D’autres modèles ont existé et existent toujours. De nouvelles initiatives voient le jour. L’urgence écologique appelle à les (re)découvrir, à en réinventer, à sortir de cette évidence admise que le droit de propriété privée est individuel et inviolable.
D’autres propriétés sont possibles
« Si la propriété privée permet d’exploiter, pourquoi ne permettrait-elle pas de protéger ? », interroge Baptiste Morizot, philosophe du vivant, dans une tribune du journal Le Monde3https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/07/19/baptiste-morizot-si-la-propriete-privee-permet-d-exploiter-pourquoi-ne-permettrait-elle-pas-de-proteger_5491224_3232.html. Pour le Liégeois Bouli Lanners, comédien belge, c’est devenu une réalité : « Après la maison, j’ai acheté le bois puis les terrains autour pour pouvoir préserver un maximum de surface. Et mon voisin, sur la colline en face, a fait la même chose. Donc, on a 10 000 m² de terrain en ville qui ne seront jamais construits, j’ai mis tout mon argent dedans ! »4https://reporterre.net/Bouli-Lanners-l-acteur-ecolo-sort-du-bois. Dans la même logique, l’association ASPAS (Association pour la protection des animaux sauvages) achète des terres pour les rendre à la vie sauvage. « Les terrains acquis sont laissés en libre évolution, pour cela les activités humaines y trouvent une place à leur mesure, sans démesure », explique l’association sur son site internet5https://aspas-reserves-vie-sauvage.org/.
Dans un autre contexte, la propriété collective est apparue comme une possibilité de conserver un espace naturel qu’une lutte citoyenne avait sauvé de la destruction. À Notre-Dame-des-Landes, après l’abandon du projet d’aéroport en 2018, le Gouvernement français a refusé de signer un bail emphytéotique pour l’occupation du terrain. Les occupants ont dû signer des contrats ruraux individuels. Ils ont alors décidé de racheter la terre collectivement (grâce à une récolte de fonds et à du mécénat). Une propriété collective, donc, « sans parts ni actions, incompatible avec toute forme de plus-value, spéculation et recherche d’enrichissement personnel » dans le but « d’assurer sur le très long terme que ces terres sortent définitivement de régimes de propriété privée et de possibles spéculations »6https://reporterre.net/Notre-Dame-des-Landes-La-Zad-est-bien-vivante-et-fait-vivre-l-alternative.
Ni propriété privée, ni biens publics, les communs sont désormais bien connus, grâce notamment aux travaux d’Elinor Ostrom : des biens matériels ou immatériels sont gérés et protégés par une collectivité locale. « Les instances participatives sont chargées, dans chaque cas, de définir les bénéficiaires et les conditions d’utilisation de la ressource commune »7https://www.socialter.fr/article/propriete-privee-pollution-planete-droit. Elinor Ostrom a mené des études en différents lieux du globe et sur diverses ressources, comme des pêcheries, des systèmes d’irrigation, des forêts, etc. Et ses études ont montré que cela fonctionne : la gestion collective de ressources peut être équitable et durable, contrairement à ce qu’affirme la théorie de la « tragédie des communs ».8Voir aussi « Notre avenir en commun », Action Vivre Ensemble, 2016 https://archives.vivre-ensemble.be/notre-avenir-en-commun-demain-entre-nos-mains
La (fausse) tragédie des communs En 1968, le biologiste Garret Hardin publie dans la revue Science un article intitulé « La tragédie des Communs ». Il y prend l’exemple d’une pâture que doivent se partager plusieurs éleveurs. Il suppose que chacun aura tendance à ajouter des bêtes à son troupeau pour en tirer plus de valeur. Le bénéfice d’ajouter une bête sur la pâture lui revient à lui tout seul. Tandis que le coût (la diminution de fourrage disponible par bête) est partagé entre tous les éleveurs. Jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien à brouter sur le champ et que tous les éleveurs se retrouvent sur la paille.
Autre modèle : le Community Land Trust (CLT), dans le secteur du logement. La propriété peut être un gage de stabilité, de sécurité d’existence, une forme d’épargne, en particulier quand il s’agit de posséder un bien immobilier. Mais elle est loin d’être accessible à tout le monde : sans revenus stables et suffisants, sans une importante mise de départ, impossible de convaincre votre banquier de vous accorder un prêt. Et les prix des maisons et appartements atteignent des sommets inaccessibles pour de plus en plus de ménages. C’est là que l’idée du CLT fait mouche : dissocier la propriété du terrain de celle du bâtiment : il fallait y penser ! Le terrain ? Il appartient à une commune, une association, une fondation d’utilité publique. Et le bâtiment est vendu à prix réduit (puisqu’il ne faut payer que « les briques »), en fonction des capacités de chaque propriétaire. Les logements pourront être revendus, mais avec une plus-value limitée, ce qui empêche la spéculation et garantit l’accessibilité du bien à long terme.9Pour plus de détails, voir « Notre avenir en commun », étude, Action Vivre Ensemble, 2016, p. 32-33 https://archives.vivre-ensemble.be/notre-avenir-en-commun-demain-entre-nos-mains
Une autre piste encore est l’économie collaborative, où l’usage l’emporte sur la propriété : voitures partagées, covoiturage, échange et prêt d’outils et d’objets, échange de logements… Organisée par des citoyens (dans un quartier par exemple), par des associations ou des entreprises, elle permet de réduire la production d’objets, donc le gaspillage de ressources et la pollution. Cette économie nécessite cependant des balises, pour le pas basculer dans le giron de l’hyper-capitalisme dérégulé, comme c’est le cas d’Airbnb, Uber, etc. Ces balises sont : la solidarité et le lien social ; l’écologie via l’économie de ressources ; et la démocratie – les participant·es doivent avoir prise sur la démarche.
Poser des limites au droit de propriété
À côté de ces initiatives prises par des collectifs citoyens, l’État a un rôle à jouer dans la limitation du droit de propriété. Le Brésil l’a fait, même si la mise en application n’est pas facile : « la Constitution précise que les terres agricoles doivent avoir une fonction sociale, c’est-à-dire qu’elles doivent répondre aux besoins de leur propriétaire, mais aussi de la population locale. Dans le cas où cette fonction n’est pas remplie, les terres concernées peuvent être utilisées pour la réforme agraire. Concrètement, des familles de paysans sans terre viennent s’installer sur des parcelles inutilisées. Ces campements provisoires s’appellent acampamentos. Le MST10Mouvement des paysans sans terre. ou toute autre association militant en faveur de la réforme agraire engage ensuite une procédure auprès de l’INCRA, l’organisme public fédéral chargé de la répartition des terres. Le but de cette procédure est d’obtenir un transfert du titre de propriété. Si la procédure aboutit, les acampamentos deviennent des assentamentos. Il faut toutefois attendre plusieurs années avant que l’INCRA rende son verdict. Ce laps de temps est malheureusement propice aux violences en tout genre. Beaucoup de grands propriétaires terriens ne reculent en effet devant aucun moyen pour s’opposer au juste partage des terres. »11Extrait de Alexandre Blanchart, « Criminalisation des mouvements sociaux : suite et (pas) fin ? analyse, Entraide et Fraternité, 2024. https://entraide.be/publication/analyse2024-02/
La propriété privée n’est donc pas un droit naturel et intouchable. C’est le bouclier de ceux qui en bénéficient pour imposer le statu quo. Il convient de la remettre à sa juste place, de lui poser des limites qui sont celles de la justice sociale et du partage équitable des ressources, en y incluant les générations futures, donc avec la sobriété pour colonne vertébrale. Ces limites doivent venir du politique : taxer les surprofits des multinationales (de l’énergie, par exemple), extraire du marché les biens et services essentiels à la dignité humaine, sanctionner la spéculation foncière et immobilière, lutter contre l’accaparement des terres… Ce sont autant de pistes à mettre en œuvre, contre les vents de la pensée unique et les marées de lobbyistes.
Parallèlement, il est indispensable d’inventer et de mettre en œuvre d’autres modes de jouissance des biens et services. Les quelques exemples cités ici montrent que c’est possible ; que cela demande de la créativité et des collaborations entre acteurs publics, associatifs et privés. Et que ces nouveaux modèles sont à même de rencontrer les objectifs de durabilité et de justice sociale qui devraient être ceux de toute société démocratique. Comme on l’a vu, les citoyen·nes et les associations sont souvent à l’origine de projets innovants, jouant les poissons-pilotes, dans l’attente d’un soutien politique qui permettra à ces changements de s’étendre et de bénéficier à l’ensemble de la société – et d’échapper à la voracité de l’ultralibéralisme.
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- 2Voir notamment Laurent Delcourt, « L’agrobusiness contre l’agriculture paysanne », étude, Entraide et Fraternité, 2022. https://entraide.be/publication/etude2022_madagascar/
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- 8Voir aussi « Notre avenir en commun », Action Vivre Ensemble, 2016 https://archives.vivre-ensemble.be/notre-avenir-en-commun-demain-entre-nos-mains
- 9Pour plus de détails, voir « Notre avenir en commun », étude, Action Vivre Ensemble, 2016, p. 32-33 https://archives.vivre-ensemble.be/notre-avenir-en-commun-demain-entre-nos-mains
- 10Mouvement des paysans sans terre.
- 11Extrait de Alexandre Blanchart, « Criminalisation des mouvements sociaux : suite et (pas) fin ? analyse, Entraide et Fraternité, 2024. https://entraide.be/publication/analyse2024-02/